Abattue

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Cela faisait maintenant un an que nous avions été appelés à travailler dans cette usine d'armement. À l'origine, les femmes d'agriculteurs avaient reçu un communiqué officiel les appelant à assurer le bon déroulement des moissons et des vendanges, et pour cause, l'on pensait que la victoire serait rapide. Cependant, la guerre n'avait cessé de convoquer la Mort à la frontière franco-allemande. L'on fit alors appel à nous, les femmes, pour pallier au manque de mains d'œuvres dans les usines d'armement.

Nous sommes les Munitionnettes.


La guerre devenue totale nous inspirait une peur hantant nos esprits au quotidien. Depuis l'éclat du conflit, de terribles cauchemars peuplaient nos nuits. Des cauchemars où se déversaient le sang, la sueur et les tripes de nos maris, nos amis, nos fils... Les champs de bataille, ces charniers, parsemés de corps inertes et démembrés se représentaient clairement dans nos esprits.

Ici, à l'abri du carnage, malgré le grand esprit de sororité régnant entre les munitionnettes, certaines restaient dans l'incertitude, et ne tenaient pas particulièrement dans leur cœur cette tâche qui nous était imposée.

J'étais l'une d'elles.

Étant entourées d'armes en tous genres, nous connaissions leur dangerosité, alors un doute qui ne faisait que freiner notre devoir, nous rongea.

Étaient-ce ces armes qui allaient provoquer la mort d'un être cher ?


« Si les femmes qui travaillent dans les usines s'arrêtaient vingt minutes, les Alliés perdraient la guerre » avait déclaré le général Joffre.

Je saisissais l'obus qui se présentait à moi et le portait sur l'appareil dont je soulevais la partie supérieure. L'engin en place, je vérifiais les dimensions, relevais la cloche, prenais l'obus et le déposais à ma gauche. Il en allait de même pour le prochain, et tous les autres...

Je jetai un regard de côté pour observer la frêle jeune fille qui se tenait là. Elle était si jeune... et cela faisait maintenant un an qu'elle se trouvait à exécuter machinalement chacun de ces mouvements.

Chaque jour deux-mille-cinq-cents obus de sept kilogrammes défilent sous ses doigts. Comme l'on doit soulever deux fois chaque engin, elle soupèse en un jour trente-cinq-mille kilogrammes. Cela signifie qu'en un an, neuf-cent-mille obus sont passés entre ses maigres mains.

Le visage fermé, le regard vide, elle agissait tel un pantin dont les ficelles pouvaient céder à tout moment sous le poids de la fatigue. Et ce pantin portait le délicat nom de Fleur...

Malheureusement, cette Fleur semblait fanée depuis des lustres.

À son arrivée à l'usine, sa beauté était intacte, néanmoins, quand l'épuisement fit place, elle semblait plus ridée, amaigrie, comme si son cœur s'était desséché ; elle avait l'air d'avoir pris vingt ans.

Rapidement, Fleur ne reçut plus aucune nouvelle de son fiancé. Peut-être était-il mort au combat - sûrement - cependant, personne n'était venu lui annoncer son décès. Mais Fleur n'avait plus grand espoir à son propos, pour elle, il n'était plus.


Un matin, toutes les munitionnettes cessèrent leur labeur lorsqu'elles perçurent le terrible cri de l'une d'entre elles. Ce cri lugubre provenait de l'entrepôt délabré.

Les accidents du travail ne se faisaient pas rares dans notre domaine, mais à la seconde on l'on entendit ce cri déchirant, nous sûmes que cette fois-ci, ce fut différent, nous avions un mauvais pressentiment.

Nous débarquâmes alors dans l'entrepôt avec empressement. Et nous la vîmes...

Le corps de Fleur se balançait de gauche à droite projetant son ombre sur les munitionnettes positionnées en demi-lune face à leur défunte camarade. Dans le petit hangar, l'on discernait seulement les pleurs étouffés des femmes qui se serraient dans les bras de leurs voisines. Personne n'osait dire quoi que ce soit face à ce spectacle macabre. Une brise fit danser une ultime fois les cheveux de blés de la jeune fille, pour nous autres, cette brise matinale ne représentait que l'âme qui avait quitté le corps de la demoiselle. Les minces rayons de soleil traversant le toit abîmé de l'entrepôt semblaient transpercer par mille endroits le corps de Fleur telles de multiples lances d'or.

Nous savions toutes ce qui l'avait mené jusqu'ici. Le poids de la culpabilité, le désespoir...

Alors pourquoi ? Pourquoi n'avions-nous pas agit à temps ?

Pour Fleur, fabriquer ces armes, la rendait complice du meurtre de son bien-aimé. Elle l'avait tué. Nous, nous avions tué Fleur, nous n'avons rien fait...

AbattueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant