Dérapage

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La musique est assourdissante. Je me laisse envahir par les basses qui finissent par se caler sur le rythme de mon cœur... A moins que ce ne soit l'inverse. Deux pintes pour moi, deux de plus pour Fabien et mon maigre budget est presque cramé. Une assiette de tapas termine d'assécher mon portefeuille.

Je n'aime pas danser. Je ne connais personne ici. La compagnie de mon pote est aussi distrayante qu'un tête à tête avec une porte de prison... Pourtant, je passe une bonne soirée. Loin des coursives grises et puantes de son immeuble, loin de la baraque propre et insipide de Louis. En plus, une nana n'arrête pas de me faire de l'œil. Une belle brune, bien pulpeuse qui a l'air d'avoir une sacrée descente. Assise avec ses copines, elle me reluque avec un petit sourire gourmand. J'ai bien envie d'y goûter. Son verre est vide. Je profite d'un moment où elle tourne la tête pour disparaître de son champ de vision. Adossé à un pilier, je l'observe tourner la tête, sans doute pour voir où je suis parti. Parfait. J'attends encore un peu avant qu'elle ne se lève et se dirige vers le bar. Je fends la foule et arrive derrière elle. Je me plaque contre son dos et ses fesses rebondies. Avant de souffler contre son oreille.

- Tu me cherchais, ma belle ?

Je la sens tressaillir. Elle se retourne et me lance une moue joueuse.

- Et toi, tu te cachais ?

De près, son maquillage outrancier me saute aux yeux. Est-ce un problème ? Pas vraiment. Je n'aurai qu'à tourner la tête ou la prendre de dos. Cette pensée me fait rire intérieurement. Si elle savait à quel point son effet est raté, elle passerait moins de temps devant le miroir.

Elle se colle à moi et me demande si je danse. Je préfère lui soumettre une proposition indécente. Elle ne s'en offusque pas et rit même à gorge déployée, en me lançant que je n'y vais pas par quatre chemins. C'est vrai. J'aime que les choses soient claires, et directes. Pas comme avec l'autre névrosée et ses salamalecs.

Merde, pourquoi s'invite-t-elle dans mes pensées, celle-ci ?

Je chasse l'importune de mon esprit et saisis la main de la brune qui est toujours plus proche que jamais.

- On va chez toi ? me demande-t-elle.

- Je squatte chez un pote, c'est pas l'idéal. Allons plutôt chez toi.

C'est le moment que j'aime le moins dans ce genre de situation. Si on pouvait se passer de discuter des détails d'organisation pour aller directement à l'essentiel, ce serait parfait.

- C'est compliqué, réplique-t-elle.

Cette phrase... ça me rappelle quelqu'un. Bref.

- Au pire, y'a la voiture de mon coloc, dehors.

Je commence à perdre patience. Je n'ai plus aussi envie que ça.

- D'accord, la voiture, ça me va.

Agréable surprise. Je l'escorte jusqu'à la sortie. Nous ne prenons pas le temps de nous couvrir et le froid de la nuit nous fait hâter le pas sur le parking. Elle tique un peu devant l'air pitoyable de la caisse de Fabien mais finit par grimper à l'arrière. Je la rejoins et la fais basculer en arrière, en mordillant son cou. Elle se redresse soudain, me cognant la tête au passage.

- Aïe, c'est quoi ce truc ?

La brune se tourne, fourrage sur la banquette à la recherche d'un objet qui la gêne. Au bout de quelques secondes, elle me tend le trousseau du double des clés du cabinet de mon frère. Je l'avais jeté là après le rendez-vous calamiteux de ce matin, qui se rappelle encore à moi. En tout cas, je suis débarrassé de la folle et ses humeurs fluctuantes. Elle n'a pas redemandé de rendez-vous et c'est tant mieux, il aurait été hors de question que je perde à nouveau mon temps.

Ma partenaire de voiture agrippe mon col et m'attire à elle. Je ne suis plus trop d'humeur. Un truc me chiffonne et je n'arrive pas à mettre le doigt dessus.

Putain de merde... Comment n'y ai-je pas réfléchi avant ?

Je dois retourner régler ça au cabinet. Je me débarrasse de la brune sans explications et prends place au volant. En démarrant en trombe, je la vois réajuster sa robe, et surtout, je l'entends me gueuler des insultes. Désolé, ma belle, il y a plus urgent que toi...

Les pneus crissent lorsque je me gare dans la petite rue qui devient un peu trop habituelle à mon goût. Question discrétion, c'est top, Zach !

J'essaie de maîtriser ma démarche, de me forcer à ralentir. Par chance, le quartier est calme. A part un couple qui s'est rapidement éloigné dans une artère adjacente, il n'y a pas âme qui vive. Je n'aime quand même pas ça. Il n'était pas prévu que je revienne ici, surtout pas de cette manière là: sans avoir rien calculé. Je jette un coup d'œil par dessus mon épaule avant de pénétrer dans le cabinet. Cette-fois-ci, je préfère ne pas allumer. Les voisins commenceraient à se poser des questions. C'est donc avec mon portable en mode "lampe de poche" que je fouille, non pas le bureau de Louis, mais celui de son assistante.

Je regarde plus précisément l'agenda des rendez-vous, à la recherche de celui que la patiente a manqué mardi. Il me faut absolument son nom... avant qu'elle ne fasse tout foirer ! Je n'y ai pas prêté garde ce matin, quand elle s'est barrée, mais la situation est en train de m'échapper. Jamais elle ne laissera tomber sa thérapie, et si elle ne m'a pas demandé de rendez-vous, elle va sans l'ombre d'un doute appeler pour le faire. Elle parlera alors de ce samedi, et je pense que ma présence ne tardera pas à être découverte. Pour stopper l'engrenage qui vient de se mettre en place, une seule solution: découvrir son identité et devancer son appel.

Dans quelle merde ai-je été me foutre ? Tout ça pour quarante euros... Parfois, je me surprends.

Je feuillette rapidement le cahier de rendez-vous. Jeudi... Mercredi... Mardi ! Nous y voilà. Un nom est rayé, avec une mention au stylo rouge à côté "NP", que je traduis par "non présenté". Sous la rature, je déchiffre avec difficulté un nom. Blondin ou Blandin.

Je n'ai plus qu'à trouver le dossier correspondant dans l'armoire. J'ai la chance d'avoir un frère très organisé. Une seule patiente peut correspondre dans la boîte des B. Maud Blandini. J'enregistre son numéro de téléphone et son adresse dans mon portable. Avant de ranger le dossier, je le compulse dans les grandes lignes. Chaque consultation a fait l'objet d'un très rapide résumé. A l'encre rouge, quelques mentions ajoutées çà et là par Louis. Le terme dépression revient plusieurs fois. L'envie me démange de rajouter un truc du genre "folle à lier". Bien sûr, je n'en fais rien et repose le dossier sans même lire les compte-rendus. Je n'ai qu'une envie: déguerpir le plus vite possible, et il me reste une dernière chose à faire.

Assis au bureau, je tapote nerveusement le bois, en attendant que l'ordinateur s'allume. La dernière fois, j'ai constaté que le frangin note son emploi du temps précis dans son agenda en ligne. Le professionnel, et le privé. Je dois trouver un créneau pour me rendre au seul endroit où je n'ai pas envie d'aller. Revoir la seule personne que je n'ai pas envie de croiser. Plus le choix, je dois me faire à l'idée. Plus la date sera proche, moins j'aurai à croupir ici. Une fois parti, advienne que pourra. Louis comprendra ce que j'ai fait et ce que je suis. Je serai loin et tranquille. Seul, mais à l'abri du besoin et des merdes que je traîne derrière moi comme un boulet.

L'application s'ouvre enfin. La journée de dimanche apparaît en surbrillance. La mention "Journée à Gruissan" me fait de l'œil. Je me souviens que Louis m'avait parlé de cette sortie en famille pour aller assister à une compétition de kitesurf, sport que mon frère pratique à ses heures perdues.

C'est l'idéal pour moi. Mais merde, c'est demain... Mon cœur s'emballe. Je me force à souffler. Après tout, ce sera fait.

L'Usurpateur [parution chez Edelweiss Editions le 22 juillet 2020]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant