M. Yashida

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Il regarda la mer, et su comme il était seul. 

Les vagues s'écrasaient contre la falaise, avec une haine démesurée. Non pas que la tempête s'était réveillée comme à son habitude, mais il se dégageait dans cet assaut une colère qu'il n'aurait pas pu décrire. La fenêtre de son petit phare personnel était son seul point de vue sur le monde qu'il avait préféré éviter.

Il soupira. Au loin, une jeune fille regardait la mer, le visage rougi par les pleurs. Cœur brisé ? Envie d'en finir ? Yashida avait fait tout ce qu'il pouvait pour empêcher ce que les autres considéraient comme une tragédie, mais qui ne représentait pour lui qu'un travail de plus, très contraignant puisqu'il fallait aller repêcher le corps, parfois toujours en vie, et s'occuper des démarches administratives.

Monsieur Yashida avait presque terminé d'empailler une jeune femme, qu'on sonna à la porte. Cela lui avait prit tant de temps et tant d'énergie qu'il laissa plusieurs fois la sonnette s'affoler. Il détestait empailler les gros. Il lui fallait retirer la graisse, relever les organes filandreux et nécrosés, les soulever, mesurer le poids d'un estomac distendu et difforme ... Ce n'était jamais agréable.

Yashida exerçait le métier de taxidermiste humain depuis plus de vingt ans, maintenant. Vingt ans de dépeçage, vingt ans de maux de dos à force de porter les organes lourds et infectés, vingt ans de difficultés à dormir. Il en avait vu défiler des stagiaires, partant à la conquête du monde, le « sauver de l'oubli et de la mort », de faire partie de la grande épopée transhumaniste. Mais ces mêmes stagiaires sortaient, dès la première opération, vomir tout le contenu de leur maigre estomac, gémissant que ce n'était pas ce à quoi ils s'attendaient. Un jour, on lui avait même attenté un procès pour publicité mensongère. Mais Yashida n'avait pas répondu, n'avait pas été au procès. Son entreprise avait tout pris en charge : ils savaient que retrouver un taxidermiste humain serait d'une difficulté sans nom.

Yashida ne savait pas pourquoi il avait choisi ce métier. Ses amis étaient tous devenus médecins, avocats ou encore secrétaires médicaux. Les rares fois où Yashida se présentait aux dîners des anciens, ils ne parlaient que de leur propre vie et évitaient de poser tôt de questions sur sa profession. Peut-être parce qu'au fond, ils comprenaient qu'un jour, ils seraient nus, démunis de leur pudeur et de leur argent, allongés sur sa table de taxidermie. Depuis l'incident de la bombe de Kyoto, la vente d'armes au marché noir avait triplé, les cours à la maison explosé et surtout, le marché de la mort faisait des merveilles. La taxidermie humaine avait été découverte au début des années 1990, mais elle ne fut popularisée qu'au tout début des années 2040. Elle consistait, comme aux animaux, de conserver les humains pour une certaine période, à cause des délais de décomposition.

Une sorte de dernier adieu, un chrysanthème morbide, une fleur à donner à une famille dans le refus total du départ d'un proche. Parfois, certains riches illuminés voulaient avoir à faire au plus habile des taxidermistes au monde pour conserver leur corps, dans l'espoir qu'un jour, une technologie fictionnelle puisse les ramener à la vie. Ils dépensaient des milliards de yens pour s'entendre dire cela, que rien n'était éphémère et surtout pas leur exigence de vivre. Tout le monde ne pouvait pas s'offrir ce luxe, et c'est pourquoi Yashida était payé à la hauteur de l'horreur qu'on pensait qu'il effectuait. Mais Yashida se moquait de l'argent. Il se moquait qu'on ne le regarde pas dans les yeux quand il allait acheter ses courses. Il se moquait qu'on l'insulte de « profiteur de chagrin ». Le seul sentiment que Yashida éprouvait était un profond ennui.

Il jeta un regard par la fenêtre. La jeune fille était toujours là, mais accroupie. Ses longs cheveux noirs et lisses interdisaient aux dieux de voir son visage étranger à la vie. Elle avait commencé à enlever ses chaussures, pour sauter par dessus la rambarde. Yashida enleva ses gants, se lava les mains, puis attrapa sa veste. Il ne ferma pas la porte de la maison. Tout le monde savait où vivait le taxidermiste. On racontait que chez lui, le sang coulait même des escaliers. On racontait que chez lui, il ramenait des femmes occidentales pour les empailler contre leur gré. Mais Yashida n'aimait ni la compagnie des femmes, ni le sang. Il faisait son travail, c'était tout.

Le taxidermisteWhere stories live. Discover now