Prologue

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L'océan crache des perles venues de ses fonds.


À chaque jour suffit sa peine, c'était sa devise depuis quelques années. Il n'avait pas failli à la règle, depuis. Après tout, quelle raison lui restait-il de se tuer à quelconque tâche, quand il lui suffisait de suivre son petit chemin quotidien, sans accroc, sans problème ? Il n'était qu'un vieil homme, à la retraite maigre, mais qui suffisait amplement à subvenir à ses besoins. Il ne se considérait pas même comme étant à plaindre. Il avait sa petite maison, un peu à l'écart sans trop l'être, un jardin tout aussi commode dans lequel il faisait pousser quelques légumes, quelques fleurs lorsque lui en venait l'envie. Autrefois, sa femme se plaisait à y entretenir des rosiers, mais sitôt envolée, ces derniers n'avaient plus trouvé la main verte qu'il leur fallait pour prospérer. Il n'était pas malheureux, mais peut-être un peu seul. Il n'était qu'un vieil homme, et il n'avait pas d'enfant, quand bien même il aurait voulu, avec le recul, avoir des bambins à faire sauter sur ses genoux durant ses longs jours de retraite. Mais il avait sa petite routine, et elle était solitaire. Il allait jouer aux cartes, avec des amis de longue date, se promenait sur la plage, et la brise marine ravivait alors les souvenirs de sa jeunesse sur les navires de pêches, l'iode et le sel, et il glissait alors ses mains rendues calleuses par des années de travail dans ses poches et continuait sa marche lente le long du sable.

Car après tout, il n'était qu'un vieil homme, et la jeunesse était loin derrière lui.

C'est d'un pas lent, tranquille, qu'il avançait sur le sable doux. Ses narines frémissaient au contact léger du vent, il entrait dans cette bulle de sérénité qu'il connaissait. Cette habitude qui le berçait mais le guidait progressivement vers sa mort. Elle était si douce, si paisible, se glissait en lui pour le maintenir dans ce petit village qui était le sien. Car l'océan, si périlleux parfois, lui avait procuré un plaisir certain. Le plaisir de se sentir exister, face à la perpétuelle menace de la houle déchaînée. Cependant, se mêlait à cette expérience du danger, la crainte de ne jamais revoir son village. Petit tas de maisons, égaré, loin de la ville. Il se souvint de cette peur qui réveillait son cœur quand le ciel montrait des signes de lamentation, ces moments où sa barque était éloignée de terre, alors proche de l'infinité marine.

La peur de se perdre, seul, dans cet univers aquatique, où les monstres des eaux attendent patiemment une vague odeur de vermeil. Mais cette frayeur n'était plus qu'un vague souvenir, car, après tout, la vieillesse lui avait appris à être raisonnable.

En cette douce journée, il ne pouvait plus se perdre. Mais les poissons, eux, pouvaient-ils s'égarer, entraînés par un souffle humide, dansant entre les roches, se faufilant dans les plus petits recoins ? Une proie facile pour les plus gros. Un petit poisson seul.

L'écume souple des vagues s'étirait lascivement sur le sable avant de se retirer en douceur pour laisser derrière elle les fleurs et trésors sous-marins. La maison qui fut celle, autrefois, de gastéropodes, de bivalves, ou parfois même des terribles Bernard l'Hermite, célèbres voleurs de coquilles. Il n'existait rien de mieux que de venir se loger dans l'ancien habitat d'un petit bigorneau. A présent, ces coquilles vides venaient parsemer le sable de petites touches de couleur. Les yeux fatigués de l'ancien marin s'immobilisèrent sur une vague couleur bleuté entre terre et mer, contrairement aux coquilles vides, cette tâche colorée n'adoptait pas ce mouvement dansant de va et vient, errance éternelle du coquillage. Telle un coup de pinceau, cyan et irrégulier, elle restait ainsi, inerte, l'eau venant caresser sa peau avant de se retirer pour ensuite revenir y déposer sa caresse. Le vieil homme qu'il était demeura figé, quelques longues secondes durant lesquelles il lui semblait qu'il oubliait comment respirer. Il aurait voulu courir, sans doute, mais l'âge rouillait ses articulations rendues fragiles par de longues nuits froides et humides sur des ponts de navire par-delà le monde. Il s'efforça au calme, avança d'un pas mesuré, vers cette minuscule tâche de couleur qui gisait dans le sable. A chaque foulée, il sentait monter la plus grande des perplexités, mais également une forme de panique étrangère alors qu'il commençait à véritablement distinguer les contours de cette frêle silhouette. Superposé au bruit du vent, il entendit peu à peu se former des sanglots doux, étouffés par ce qui semblait être de longues minutes, de longues heures peut-être, à se lamenter. De peur de l'effrayer, il ralentit le pas, et passa une main dans sa barbe fournie, indécis, marmonnant quelques jurons qui trahissaient son étonnement.

Il s'agissait d'un enfant. Il s'agissait d'un enfant, et le sable lui collait à la peau, irritait des yeux déjà rougis de larmes qui roulaient sur ses joues rondes et lisses. Le vieil homme se sentit s'agenouiller avant d'avoir réalisé qu'il le faisait, essaya de paraître le moins imposant possible alors qu'il contemplait ce petit corps immobile. Il n'avait jamais été un père, mais lui donnait trois, peut-être quatre ans. Machinalement, il releva les yeux, chercha des parents, des sœurs, quelqu'un, mais la plage était déserte. Il n'eut pas le temps d'ouvrir la bouche, sursauta lorsqu'il sentit quelque chose tirer sur sa chemise, qu'il repassait toujours avec un soin religieux. Déjà, le petit être enfouissait son visage contre sa cuisse, et se remit à pleurer. Alors, il passa une main dans les fins cheveux violines, tremblant, et il sentit ses yeux lui piquer. S'il avait consacré sa vie à la mer, cette dernière venait de lui offrir un miracle qu'il n'attendait plus.

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