Acte V Le temps devant soi

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C'était au lieu même du serment. Elle rentrait, s'apprêtait à quitter ses soucis sur la chaussée. Soudain, son cœur s'était emballé. Elle avait immédiatement compris. Elle fit deux pas en arrière pour s'adosser contre un muret, la gorge embrasée. Elle tomba à genoux, et elle cracha du sang, beaucoup de sang.

J'arrivai à toute vitesse, en terreur, je paniquai :

- « Je... »

- « Ne t'en veux pas... », s'écorcha-t-elle en toussant le liquide vermeil ; je la saisis. Pour la première fois, je vis perler la souffrance sur ses joues : « c'était inévitable, je le savais, bien avant qu'on ait commencé. C'est fini. Je t'aime ; va rejoindre ta famille, s'il te plaît. »

J'ignore ce qu'il se passa ensuite, on me l'arracha des bras et je réapparus dans le couloir d'un hôpital. La nuit l'envahissait. Une infirmière se confiait à moi, mais depuis quand ?

- « Je dois être franche avec vous », continua-t-elle. « C'est peu dire qu'elle est en phase terminale ; ce n'est qu'une question de temps, quatre ou cinq heures au plus, si elle reste sous respiration artificielle. »

Je me retrouvai auprès d'elle, alitée. Un masque sur son doux visage, des perfusions de toute part, un signal cadencé. Elle était si pâle, inerte, elle qui était la vie. Je pris sa paume et la réchauffait. Ses doigts se crispèrent, me caressèrent tendrement. Elle tourna les yeux vers moi, retira son masque :

- « Qu'est-ce que vous... ? » intervint une aide-soignante.

- « Laissez-moi, laissez-nous », souffla-t-elle fatiguée. « J'ai décidé de ma vie, je déciderai de ma mort. »

La mâchoire saillante, la dame acquiesça en silence et disparut.

- « Ne t'en veux pas », me conjura-t-elle en tentant de se relever. Je la redressai sur l'oreiller. « Je n'avais que quelques jours à vivre, je n'ai pas hésité. C'est grâce à toi... »

Sa main me serra en tremblant, elle pleurait :

- « J'ai connu grâce à toi une existence merveilleuse, un véritable conte de fée. Vivre avec toi cet instant d'éternité... je ne pouvais rêver mieux, je ne le pouvais. Je ne pouvais rêver mieux. »

- « Arrête », suppliai-je en gémissant. « Tout est de ma faute. »

- « Non, non, certainement pas », insista-t-elle. Elle réalisait de lourds efforts pour parler ; sa peau était tirée, marquée. « Je m'en veux tellement... Je me suis emparée de toi. C'est ma honte. J'aurais souhaité que tu sois déjà avec ta famille. »

- « Non, tu te trompes », affirmai-je à peine audible.

- « Souviens-toi de notre amour, mais ne t'y enferme pas. Nous avons été une parenthèse enflammée, un songe passionné. Tu as été toute ma vie ; maintenant pour toi, une autre va commencer, pleine de promesses. Tu as le temps devant toi. »

Son corps se raidit, un spasme violent la meurtrit. Elle glissa sur le côté, loin de moi. J'essayai de l'enlacer, de la réconforter, j'étais incapable, je ne savais comment faire. J'allais appeler les secours quand :

- « Non, ça ira... Ah ! je n'y arrive plus ; aide-moi, aide-moi à te regarder. »

Je me calmai, obéis ; j'eus l'impression de manipuler un objet inanimé, une nouvelle vague m'étouffa.

- « Ne pleure pas, je t'en prie. » Elle grimaçait, j'y décelai encore toute la grâce de son sourire. « Tu me déçois, tu sais : tu ne suis même pas les actualités ! » réussit-elle à rire, éreintée. « Ils doivent être totalement horrifiés dehors ; notre amour a triomphé. »

Elle eut soudain une plainte retenue ; je vis son visage se durcir, ses prunelles s'affoler, s'accrocher éperdument sur moi :

- « Serre-moi, serre-moi fort, serre-moi très fort ! »

Je la soulevai, la jetai contre moi ; sa chair ne m'avait jamais semblé aussi frêle, ses cheveux aussi secs. Je sentais chaque tressaillement de son cœur irrégulier, je sentais l'air déchirer ses poumons, je sentais ses lèvres où le sang montait. Et nos âmes l'une contre l'autre, comme la première fois, comme une infinité de fois, et pour toujours. Je fermai les yeux ; le monde n'était que larmes. Elle chuchota douloureusement à mon oreille :

- « J'aurais voulu que tu ne me vois pas comme ça...

« Mais au moins...

« Je meurs d'aimer. »

Une éternité s'écoula, je ne sentais plus rien. L'univers s'était figé, nulle vie ne bougeait. Seul un son persistait, une note continue, pénible, infernale.



*



L'aube s'éclaircissait, je me traînais en boitant. La ville sommeillait encore ; j'arrivais dans la rue. Là même où nos destins s'étaient liés, là même où le temps l'avait rattrapée, là, une personne épongeait le sang. Déjà, il n'en restait plus une trace.

Je tombai.

Fin

23 novembre 2018 – 3 avril 2019 M dQF

L'Instant voléOù les histoires vivent. Découvrez maintenant