En Mille Morceaux

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J'adore me promener et chiner en plein mois de mai. Le soleil est au rendez-vous mais n'est pas encore trop entreprenant avec nos peaux fragiles. L'air est doux. Les gens sont contents, les arbres se pavanent et exposent leurs jeunes fleurs. Le printemps est sans aucun doute ma saison favorite.

Sur la place centrale de la ville, les dimanches ont réservé leurs mètres carrés au grand bonheur des vendeurs d'antiquités, ou devrais-je dire, de vieilleries. Je viens assez souvent, non pas pour dégoter la perle rare au moindre prix, mais pour observer avec humour les acheteurs enthousiastes se transformer en négociateurs redoutables. 

- Allô, Maman ?

- Ma chérie, comment vas-tu ? Tu nous manques beaucoup tu sais.

- Vous me manquez à moi aussi. Ça va, je suis encore en plein cœur d'une brocante, et te connaissant, tu aurais adoré le miroir que je viens de croiser à l'instant Maman... lui dis-je en faisant demi-tour en me précipitant vers mon coup de cœur.

- ...Elena, tu es toujours là ?

- Je te rappelle Maman, j'ai repéré un objet... Je t'embrasse...

- Moi aussi, je t'aime... 

Quand je l'ai vu, mon cœur n'a fait qu'un bond énorme dans ma poitrine. Le coup de foudre pour un objet, c'est donc cela ? Grand et élégant, le verre légèrement abîmé et le cadre mordoré et vieilli par endroits. Je l'imagine dans mon salon, sur ma fausse cheminée. Il achèvera ma décoration éclectique et donnera un cachet sans pareil à ma pièce principale. Je le veux.

- Bonjour Madame, combien fait ce miroir s'il vous plaît ?

La propriétaire des objets du stand, femme d'environ soixante ans, des yeux perçants et un visage harmonieux me regarde d'une façon étrange. Elle me détaille de haut en bas en plissant les yeux. Ces secondes me paraissent interminables tant mon malaise est grand.

- Un problème, peut-être ? Lui demande-je avec insolence.

- Aucun ma chère, si ce n'est que ce miroir pèse trois fois votre poids et que vous ne parviendrez jamais à l'emporter chez vous. Et, je ne veux pas qu'il se casse. Vous savez, ça porte malheur.

- Qu'en savez-vous ? J'ai peut-être une voiture pour le transporter. Peut-être ai-je des amis avec qui je suis venue et qui m'aideront à l'amener chez moi.

- Vous n'avez ni voiture, ni amis ma belle.

Cette remarque alliée au regard sournois de la dame me blesse, et un frisson me parcourt l'échine.

- Vous ne savez rien de moi. Combien le vendez-vous ?

- Pas très cher, mais pas à vous demoiselle. Je ne sais pas mais j'observe. Depuis la belle saison, vous venez chaque dimanche affublée de votre sac en bandoulière et de votre sourire béat devant nos antiquailles. Vous n'achetez rien et restez des heures au téléphone avec on ne sait qui. Le plus important, et la chose la plus flagrante, est que vous venez ici chaque dimanche, seule. Pas une seule âme à vos côtés qui puisse vous distraire. J'en déduis que vous êtes arrivée ici depuis peu et que la solitude commence à vous peser. Ce grand miroir est trop lourd pour vous et je ne veux pas que vous le cassiez en tentant de le ramener chez vous.

Les paroles acerbes de cette femme sont si vraies qu'elles me mettent en colère.

- Gardez votre antiquité pour vous, je n'en veux pas. Votre méchanceté est sans pareille espèce de vieille folle !

Mes propos sont censés précéder mon départ précipité du stand, mais mes pieds restent figés au même endroit et mes yeux rivés sur la dame au miroir.

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⏰ Last updated: Apr 04, 2019 ⏰

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