Il faisait bon ce jour-là. Mieux, il faisait chaud, si chaud que, pour la première fois depuis des mois, les ouvriers de la Flèche d'Apollon avaient dû arrêter le travail dans l'après-midi, laissant seul le doyen du groupe en surveillance sur le complexe d'échafaudages entourant la Flèche. Cela ne lui déplaisait pas en soi. De là-haut la vue était imprenable sur la jungle urbaine s'étendant en contrebas. Le Soleil rassemblait ses nuages roses en vue de son coucher magistral. Bientôt il s'embrasserait de milles feux en s'enfonçant dans ses doux draps de cotons par-delà les immeubles et les dômes grandioses. Tout était calme. Et il faisait chaud. Mais le doyen n'était pas dans sa meilleure humeur. « Restes ici le vieux » Qu'ils avaient dit en ricanant. Et lui il n'avait rien pu faire. Ils étaient descendu très vite avec leurs corps jeunes et bien faits, il n'avait eu aucune chance. La Flèche d'Apollon doit toujours avoir un gardien. Ce gardien était perché près de son ouvrage vertigineux, pestant contre la jeunesse qui n'avait aucun respect de ses aînés.
Cette irritation lui donna envie de fumer. Il se dit que ça allait l'apaiser. Mais on ne fume pas sur les hauteurs de la Flèche. C'est le chef qui l'a dit. Et ce que le chef dit...
-Bonjour, dit une voix derrière-lui.
L'ouvrier sursauta, manquant de lâcher prise. Un type était planté là, droit comme un piquet. Pas de casque ni de harnais, juste une chemise noire avec un col romain. Un prêtre.
-qui êtes-vous ? Vous n'avez pas le droit d'être ici. Et comment êtes-vous monté d'ailleurs? Je vous préviens...
-Paix mon ami, dit le prêtre en souriant. Je suis venu voir comment ça avance. Et puis une telle vue, ça ne se rate pas!
L'ouvrier l'inspecta du regard, et s'adoucit en remarquant que son interlocuteur avait sans doute à peu près son âge. Enfin un peu de décence!
-ça avance comme on peut, qui vous envoie? Vous avez une autorisation?
-celui qui m'envoie n'a guère besoin d'autorisation, rétorqua l'autre. Et d'ailleurs je vois que vos collègues sont partis prendre une pause, serait-ce de la charité de votre part ou bien un abus qu'ils vous feraient subir en vous laissant seul à garder l'ouvrage?
-vous savez...
-ah les jeune, poursuivit le curé d'un air méprisant. Ils se croient tout permis pas vrai? Il suffit de voir nos séminaristes à nous, de vrais gamins. Ils s'imaginent être les nouveaux croisés en guerre contre le Mal en personne...
-je ne vous le fait pas dire... ceux là sont de vrais flemmards, lents et inexpérimentés! Mais le chef ne veut rien savoir, il veut du sang neuf.
-ce n'est pas dans les vieilles outres qu'on met le vin nouveau, philosopha l'autre. Les ouvrages anciens devraient être faits par les anciens. Vous on sent que vous avez de l'expérience, je sais bien que vous faites de votre mieux. Cigarette?
Il lui tendit la boîte en s'adossant confortablement contre un poteau.
C'était tentant, très tentant. Mais le chef avait interdit.
-non, désolé, j'attendrai la pause clope avec les autres. S'il y a bien un bon moment à passer avec eux c'est bien celui-là...
Le prêtre rangea la boîte sans rien prendre lui-même. Il regarda en contrebas et dit nonchalamment:
-on dirait bien que eux ne vous ont pas attendu par contre.
En effet, des volutes de fumée s'éloignaient d'un petit groupe au loin, près du mur. Le doyen se sentit comme un enfant prêt à piquer sa crise. Une colère inconsidérée lui monta à la gorge. Et l'autre l'observait fulminer avec amusement.
-Tenez, votre revanche. Lui dit-il simplement en offrant une cigarette.
L'autre la prit avec une sorte de plaisir vil, et commença à l'allumer. Et c'est alors qu'il croisa ses yeux. Des yeux pourpres, des yeux vicieux, à travers la flamme du briquet. Une flamme trop grande pour être naturelle, trop intense. La cigarette fut consumée, et il la lâcha avec un cri de douleur. Une petite boule de feu ricochait sur le metal de la Flèche pour s'enfoncer dans un coin de la charpente découverte qui la supportait. Il faisait chaud ce soir là. Et il faisait sec. Alors la flamme dévora un outil qui passait par là. Puis un établi, et aussitôt s'attaqua aux poutres millénaires. Tout cela sous les yeux effarés de l'ouvrier. Il ne put détacher ces yeux de cet affreux désastre que pour constater que le tentateur avait disparu. Parti comme il était venu. Et le monstre ardent croquait et léchait la charpente avec gloutonnerie. Bientôt tout n'était qu'univers de fumée toxique étouffante et de fournaise insoutenable. Et le gardien compris qu'il avait failli. Un petit rire s'échappa au loin. Et la tour s'effondra sur elle-même.19h30. 15 avril. Artemis ne savait trop quoi penser de ces flammes qui s'échappaient dans le firmament. Il essayait de penser à ces 850 ans partis en fumée, à cette tour si pointue et si haute qui s'écroulait à l'instant. Aux tableaux qui brûlaient, au tabernacle souillé par l'enfer. A la Dame de Paris qui souffrait au bûcher, un symbole national réduit en poussière. Mais cela ne lui évoquait rien. Tout ce qu'il savait c'était qu'il était au septième étage de l'internat, que le Soleil s'embrasait parmi les nuages roses. Et qu'il faisait chaud.

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Warm day
Misterio / SuspensoUne inspiration soudaine, comme une flamme naissant de la chaleur printanière.