moi, le minable sans-abri

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Un flocon de neige se pose sur ma main. Je le regarde fondre tristement, comme si c’était la vie de quelqu’un qui disparaissait. La goutte d’eau glisse dans ma paume et tombe sur le béton du trottoir. Je relève la tête et des points blancs commencent à tomber du ciel, de plus en plus nombreux. Je cherche du regard un endroit où me protéger du vent et j’aperçois dans le noir l’entrée couverte d’un immeuble.
Je prends le coffret de mon violon de ma main gauche, mon ancien gobelet de thé de ma main droite et j’avance vers l’abri. Je m’assois à côté de la porte et me recroqueville sur moi-même, serrant mes jambes de mes bras, posant ma tête sur mes genoux. J’écoute le vent hurler pendant plusieurs minutes, plusieurs heures, et je m’endors enfin.
Un coup de pied dans les côtes me réveille.
- Sortez d’ici ! m’ordonne une voix d’homme.
Je relève la tête, ouvre lentement les yeux et vois se reconstituer petit à petit  l’image floue d’un concierge devant moi.
- Vous m’avez entendu ? Du balais !
Je me lève, prends mon gobelet et mon violon, et je sors à droite sur le trottoir, marchant tout droit, sans but précis. Juste marcher. Je ne sais même pas où je vais, mais il doit bien y avoir un endroit prêt à m’accueillir.
La lumière aveuglante du jour et ma mauvaise vue m’empêchent de bien de distinguer ce qui m’entoure. Je rentre dans une personne que je n’avais pas vue. Derrière moi, elle me lance :
- Regardez un peu où vous marchez !
L’ignorant, je traverse ce qui me semble être une route. J’évite juste à temps une voiture. Le conducteur, que je vois maintenant, sort sa tête par la fenêtre  et m’encourage à croire que tout est de ma faute :
- La prochaine fois, laisse-toi aller sous la voiture ! Ça empêchera un autre automobiliste de faire un accident à cause d’un pauvre barbu qui ne pense qu’à lui et à sa minable vie !
Et de trois. Combien de personnes encore couperont mon chemin ? Essayant de ne pas penser à ce qu’il vient de me dire, je finis vite de traverser la route et continue de marcher, mais ses mots me restent dans la tête. « La prochaine fois, laisse-toi aller sous la voiture ! »… Et pourquoi pas ? Est-ce que c’est agréable de me faire rejeter tous les jours par toutes les personnes que je croise ? Est-ce que c’est agréable d’être quelqu’un d’invisible pour les passants ? Et pour les rares qui me remarquent, est-ce que c’est agréable de me faire insulter, décourager, dénigrer et frapper parce qu’apparemment je ne suis qu’une pauvre bête ? Est-ce que c’est agréable de vivre dehors avec qu’une petite veste, une chemise, un pantalon trop court et des chaussures trouées ?
Souvent, je me dis que je ne sers à rien en ce monde. Parfois, j’ai l’impression d’avoir écrit sur mon front « Déchaînez tous vos maux sur moi, ils s’envoleront comme par magie ! ». Sauf qu’ils ne s’envolent pas. Ils blessent à chaque fois une petite partie de mon cœur et aujourd’hui, il n’en reste que des lambeaux. Il n’y a plus rien à faire pour me sauver.
Je lâche mon gobelet et le bruit des pièces de monnaie qui heurtent le sol résonne dans ma tête vide. Elle est vide, aucune pensée ne m’envahit, aucune émotion n’est plus vivante. Je suis juste… vide.
J’arrive au-dessus du fleuve et je me penche pour voir l’eau. Un petit vertige me traverse mais s’estompe quelques secondes plus tard. Je pose mon violon par terre. Je grimpe sur le rebord de la barrière du pont et regarde la ville droit devant moi. Elle est toute blanche, inanimée, morte. Les battements de mon cœur s’accélèrent et je fais le grand vide dans ma tête. Le souffle du vent froid me caresse le visage. Je ferme les paupières et je fais l’impossible.

StormbirdOù les histoires vivent. Découvrez maintenant