Tu te souviens de Mia ? Pendant les cours d’histoire de l’art, elle n’arrêtait pas de penser à ses cauchemars de la nuit. Elle rêvait toujours de son passé. Elle essayait de lui échapper, mais il la rattrapait toujours. Quand elle était plus jeune, à treize ans environ, on la jugeait tout le temps sur la manière dont elle dansait. On la trouvait trop «sauvage» pour danser. Dans son école de danse classique, les personnes qu’on estimait prédestinées à danser étaient toutes gracieuses. Mais chez elle, les gens trouvaient tout le contraire. Et elle, elle ne comprenait pas. Elle se sentait gracieuse quand elle dansait ! Oui, elle pouvait sembler « sauvage », mais elle arrivait toujours à trouver de la grâce dans ce qu’elle faisait. Mia adorait danser. C’était pour elle un art grâce auquel elle pouvait s’exprimer de la manière dont elle voulait, quand elle voulait. Malheureusement, au bout d’un moment, elle n’en pouvait plus d’entendre toutes ces moqueries de la part des autres danseurs, qu’ils soient élèves ou professeurs. C’est à partir de là qu’elle se dit que la danse n’était pas faite pour elle.
L’adolescente arrêta sa passion pendant plus d’un an, se renfermant sur elle-même. En perdant la danse, elle perdait ces moments d’intimité où elle sentait la vie traverser tout son corps, où elle se sentait vibrer au rythme de la musique. Ce fut une année triste. Elle ne parlait à plus personne ni à l’école ni à la maison. Tout ce qui la faisait continuer à se lever et à vivre sa vie ‟normalement”, c’était de pouvoir voir le soleil et de sentir sa chaleur sur sa peau. Les jours de pluie, eux, étaient horribles. Elle restait chez elle à se perdre dans ses pensées. Elle avait tellement d’émotions à l’intérieur d’elle qu’elle n’arrivait plus à les contenir. Il lui arrivait donc de pleurer en chœur avec la pluie.
L’année d’après fut comme un renouvellement. Sa cousine, Allison, était venue chez elle pendant trois mois pour apprendre le français. Elles ne s’étaient vues qu’une ou deux fois, car leurs mères avaient décidé de vivre des vies différentes après avoir terminé leurs études. La mère de Mia avait trouvé du travail dans une bijouterie à Lyon, tandis que celle d’Allison suivait son mari dans sa carrière de guitariste. Elle s’occupait d’organiser tous ses concerts et de contacter toutes les personnes dont il aurait besoin pour créer ses projets. Allison avait toujours accompagné son père pendant ses tournées à travers l’Irlande, elle suivait donc des cours à domicile. Elle vivait surtout avec ses parents et ne voyait pas beaucoup de monde en dehors de la maison. Quant à Mia, elle ne passait pas beaucoup de temps avec sa mère. Elle n’avait aucun souvenir de son père. Alors qu’elle n’avait même pas trois ans, il était parti aux Etats-Unis avec sa nouvelle copine, les laissant seules toutes les deux. Sa mère, qui voyait tout son temps pris par le travail, n’en avait presque pas à consacrer à sa fille. Elle courait toujours de droite à gauche, entre son travail et toutes ces tâches quotidiennes qu’on se doit de faire. Mia était ainsi devenue très indépendante et s’occupait souvent de laver le linge sale et de nettoyer l’appartement. Ce n’était pas très long à faire, dans ce trois pièces vieux d’une cinquantaine d’années.
Lorsqu’elle avait fini d’accomplir ses tâches, elle s’amusait à se prendre pour une fée en s’enroulant dans un rideau blanc. Elle s’inventait une scène et jouait un personnage. Elle avait coutume de jouer cette scène tous les vendredis soir, comme une sorte de prière. Son personnage s’appelait Lucia. La fée Lucia. Elle improvisait toujours de grands monologues, débitant des paroles qui n’avaient aucun sens. Elle ne se rendait même pas compte de ce qu’elle disait. Elle s’en fichait complètement, à vrai dire. Elle était la fée Lucia dans sa forêt enchantée, à l’ombre d’un arbre, écoutant les oiseaux chanter au milieu de ce silence qu’offrait la nature. C’était pour elle un moyen de se vider de toutes les mauvaises émotions qu’elle avait pu ressentir la journée et de s’imprégner de sentiments de paix et de bonheur afin de dormir merveilleusement bien.
Pardonnez-moi, je m’égare. Reprenons là où je me suis arrêtée. Comme je le disais, Allison était venue chez Mia pendant trois heureux mois. Ces deux-là, bien qu’elles aient rarement eu l’occasion de se rencontrer, profitèrent de ces trois mois pour apprendre à se connaître. Au début, ce fut assez difficile, vu l’état moral dans lequel Mia se trouvait. Mais, petit à petit, brisant sa barrière de tristesse, elle accepta de parler à sa cousine. Elle fut très vite intéressée de savoir comment était la vie en Irlande, ce que sa cousine aimait faire comme activités. Mia fut très surprise d’apprendre qu’elle faisait de la danse contemporaine ! Dans un premier temps, ça ne fit que lui rappeler ses mauvais souvenirs de l’année précédente. Elle découvrit ensuite toutes les différences entre la danse contemporaine et la danse classique. Cela l’enchanta. Elle écoutait attentivement chaque mot qui sortait de la bouche de sa cousine, comme hypnotisée par ses paroles. Apparemment, on était beaucoup plus libre, il n’y avait pas de mouvements basiques qu’on était obligé de connaître. Notre corps était un moyen de s’exprimer au-delà des paroles. En improvisant, on pouvait faire les mouvements qu’on voulait, du moment que notre corps était guidé par nos ressentis. Cela la faisait rêver.
Un soir, alors que sa tante était partie au travail, Allison proposa à Mia de danser avec elle. Les deux filles firent de la place dans le petit salon, poussant tous les meubles contre le mur. Ceci étant fait, elles se rendirent compte à quel point leurs corps auraient de la place pour s’exprimer et hurler. Mia brancha sa musique à un haut-parleur et cliqua sur le bouton "play". Lorsque les accords de guitare entamèrent la chanson Where Is My Mind ? de Pixies, elle ferma les yeux, laissant uniquement place à la musique. Elle balança sa tête au rythme de celle-ci, s’imprégnant de son énergie pour mouvoir son corps. Sa cousine fit de même. Elle ne savait pas du tout comment elle devait danser, ayant l’habitude de suivre des règles. Allison lui dit simplement ‟Laisse-toi emporter par la mélodie, ne pense à rien.” Elle vida sa tête et sentit ses doigts se déplier, emportant son coude puis son bras vers le ciel. Son autre bras suivit. Ce fut au tour de ses jambes de se défaire des règles qu’elle avait apprises durant toute son enfance. Ce soir, elle pouvait laisser son corps vibrer comme il le voulait. Ce n’était pas elle qui menait la danse, mais ses membres et ses émotions. Son dos se courbait puis s’ouvrait à nouveau, libérant sa poitrine de tout ce qu’elle avait enfermé à l’intérieur d’elle-même au cours de cette dernière année. Ses jambes se soulevaient, présentant la pointe de ses pieds au plafond. Puis, tout doucement, elle reposait le talon sur le sol. Quand tout son pied eut été au contact du sol, elle fit de grands pas avant de s’arrêter juste devant le mur. Elle ne pouvait pas aller plus loin, mais elle se sentait plus libre que jamais.
Allison la rejoignit, lui faisant face. Les deux danseuses s’entraînèrent mutuellement dans une folle course à la liberté, chemin ouvert grâce aux mouvements que faisaient leurs corps avec le son de la musique. La danse avait enfermé Mia dans sa bulle pendant un an. Elle avait supporté une tornade d’émotions qu’elle avait accumulées dans sa poitrine. Ce soir-là, la danse était devenue la raison de sa liberté. Mia se sentait plus vivante que jamais. Elle avait retrouvé foi et savait à présent ce qu’elle désirait faire de son existence. Au diable toutes les remarques qu’elle avait reçues, au diable toutes ces personnes qui pensaient que la danse n’était pas faite pour elle ! La danse classique, peut-être. Mais chacun, dans la vie, trouve sa façon d’exister et Mia avait trouvé la sienne. Elle existait en dansant.
En repensant à ces souvenirs dans ses cauchemars, cinq ans plus tard, la jeune fille était comme paralysée. Elle allait à l’école le matin et puis, au fil de la journée, elle se recomposait en dansant où bon lui semblait. Une fois, elle avait même fait tomber tout un rayon d’une papeterie alors qu’elle dansait. Elle s’était vite excusée puis avait aidé le vendeur à ramasser ce qu’elle avait fait tomber avant de ressortir du magasin, toute gênée. La danse était comme sa meilleure amie, à elle qui ne parlait pratiquement à personne.
De tous les moments de la journée, c’était le soir qu’elle préférait. À ce moment-là, Mia sortait dans la rue pour courir en se vidant les poumons. Elle disait que ça libérait son esprit, que, dans la nuit noire, elle se sentait illuminée par les étoiles qui l’observaient depuis le ciel. C’était le seul endroit où elle pouvait retrouver confiance en elle. Elle se sentait oppressée d’être avec d’autres personnes, comme si elle n’était pas à sa place. En revanche, elle se sentait légitime de respirer sous les étoiles. Elle savait que de toutes ces illuminations, il n’y en aurait jamais une qui serait là pour la regarder de travers.
Contrairement à la sombre période où elle restait enfermée chez elle, les jours de pluie étaient devenus ses préférés. Le soir, la lumière des lampadaires et des feux se reflétait dans l’eau sur le béton. Mia se disait que cela avait un sens. Elle se disait que ces jours-là, bien que tristes, nous offraient quand même un cadeau, comme pour nous consoler des pleurs du ciel. Ce cadeau, c’était la vision d’un autre monde qu’on pouvait voir de l’autre côté des flaques d’eau, dans leur reflet. Un endroit où les mêmes problèmes apportaient différentes solutions. Ces jours pluvieux, notre vision du monde pouvait s’élargir grâce à la pluie, plutôt que de nous enfermer chez nous, dans notre minuscule univers. Un monde où il n’existait pas de ligne bien définie, un monde flou qui laissait place à notre imagination. On pouvait deviner ce que les flaques d’eau voulaient nous montrer, si les sortes d’oiseaux qu’on voyait étaient des milans ou des moineaux. On savait que c’était le reflet d’un oiseau, mais on n’arrivait pas à savoir lequel. La pluie nous offrait la vue d’un monde plus simple dans lequel on était libre de voir les choses de notre point de vue sans que quelqu’un vienne nous blâmer. Cela plaisait énormément à Mia.
Elle courait parmi les flaques, sentant l’air s’engouffrer dans sa gorge, le vent soulevant ses cheveux de feu. Ses oreilles entendaient la chanson que le vent lui offrait. C’était un hymne à la liberté. Elle avait l’impression de courir plus vite que les voitures. Elle s’imaginait être dans ce monde parallèle dont elle avait inventé l’existence. Elle voyait son moineau et son milan voler au-dessus d’elle, l’accompagnant dans son élan de liberté. Et, bien au-dessus encore, elle sentait toutes les étoiles la surveiller d’une lumière bienveillante. Ces soir-là, elle ne vivait pas. Elle existait.
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Stormbird
De Todo[Stormbird est le nom du journal dans lequel j'écris mes textes.] «Un flocon de neige se pose sur ma main. Je le regarde fondre tristement, comme si c'était la vie de quelqu'un qui disparaissait.» «Ils blessent à chaque fois une petite partie de mon...