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J'ai vécu. La vie est jouissante quand vous êtes jeunes, lassante quand vous êtes vieux. J'ai 100 ans le mois prochain. Mon cas fut exceptionnel. Peu voire aucun Européen naquit aussi longtemps pendant le Moyen Âge. L'année 1300 s'achève. Je suis né en 1200 à Angers d'une famille de vilains. Ce fut un privilège de ne pas avoir connu la triste existence des serfs. Mon enfance fut marquée par le conflit entre Capétien et Plantagenêts. Maman, papa et moi devions régulièrement nous déloger pour ne pas risquer nos vies dans ces guerres de clans. Mes parents travaillaient dans les champs. La nuit venue, la famille se réunissait pour parler et ressasser les faits de la journée. Nous parlions un vieil anglais, mais la colonisation des Capétiens nous obligea à découvrir la remarquable langue française, aussi vieille que la langue des Plantagenêts.

Nous travaillons tous au sein d'une seigneurie dirigée par Mon Seigneur Jean sans Terre (avant l'intégration d'Anjou au Royaume de France). La particularité de ce personnage réside dans sa façon de vivre. Il passait la plupart de ses journées à la chasse. Il rentrait seulement l'après-midi pour s'occuper des tâches administratives, disait-on. Peu importe, je n'étais qu'un enfant. Je ne pouvais pas encore aider mes parents. Je m'amusais à jouer avec mes congénères. Nos périodes de joie étaient éphémères. Tous les 2 jours environ, un enfant ou deux mouraient. Il s'agissait de la colère de Dieu, celle-ci s'abat sur les enfants dissipés. Les parents de ces enfants ne ressentaient aucune émotion. C'est comme s'ils attendaient leur tour également.


J'avais 12 ans quand mon père décida de faire de moi, un pêcheur.« La vie de laboureur est pénible mon fils, je ne veux pas que tu t'exerces à cela », « la récolte des légumes torture les membres», « le métier de forgeron est dangereux, Monsieur Esculte a perdu son bras » disait-il pour justifier son choix. En effet, la pêche était une activité confortable dans l'ensemble. Seuls les bras et le mental souffraient tout le long de la journée. Je devais tenir ma canne et ne la lâcher que tard le soir.


Dans le lac de Maine, nous étions quelques-uns à pêcher. La patience était une véritable torture pour les méninges, ce qui explique le fait que peu de personnes pêchent à Angers. Les débuts de pêcheur étaient difficiles, je ne voyais plus mes parents. Je rentrais dans notre maison et les trouvais endormis. Le matin, quand je me levais, la cabane fut silencieuse. Les deux étaient déjà dans les champs. Au fil des années, ma technique de pêche s'améliora. J'appris la patience et savais enfin la mettre à profit. Je ramenais des carpes et des truites par dizaines. Le fruit de mes récoltes permit d'installer un confort dans notre cabane.Celle-ci fut reconstruite en pierre pour isoler l'air froid.Cependant, je voyais toujours peu mes parents.

Mes parents étaient de pauvres paysans ordinaires. Maman se passait pour une femme colérique. Elle s'énervait facilement quand je ramenais mes sacs peu garnis. Son pessimisme fut redoutable en fin de journée. « Les gens meurent l'un après l'autre », « la population d'Angers s'éteindra dans quelques années » murmurait-elle chaque soir. Selon elle, seule la pratique d'une vie simple peut nous donner l'espoir d'une vie meilleure après la mort. Papa avait tout pour s'opposer au caractère de maman. C'était un personnage relativement doux. Il s'énervait peu. Ses paroles apaisaient les cœurs les plus durs. Sa vision du monde fut optimiste. C'était une rare personne qui croyait en ma survie, « tu vivras beaucoup mon fils, je n'ai aucune connaissance permettant d'affirmer mes dires. A-t-on besoin de connaissances pour vivre aisément ? ». Cette question retentissait, je tâcherai d'y répondre un jour.


En 1216, j'eus 16 ans. Pour remercier ma contribution au Royaume de France, on décida de me nommer chef de l'Ordre des Pêcheurs d'Anjou. Ma mission était d'encadrer tous les pêcheurs et d'innover nos tactiques de pêches. En 1217, un événement bouleversa mon existence. Papa ne donne plus de signes de vie dans les champs. On ne connut jamais l'origine de cette mort sans doute parce qu'on ne voulait jamais condamner les conditions de travail des paysans. Je fus déçu et dans l'incompréhension. Mon rapport avec la mort commença à devenir tendue. Le travail, ce qui assurait la vie de tous, venait d'enlever mon père. La première erreur de mon existence fut d'avoir privilégié le travail plutôt que ma famille.

J'ai beaucoup vécu...Where stories live. Discover now