DREAM STATE

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                       Je me souviens des rêves que je faisais étant enfant. Je me souviens de l'odeur des draps, de la douceur des lits et des chauds baisers avant de dormir. Je me souviens du noir, des ombres qui s'en distinguaient et des teintes bleutés du ciel. L'air doux de la campagne emplissait la chambre, le vent glissait contre les vitres et les hautes branches, laissant se dessiner sur les murs toute sorte de prodiges. Plus haut encore, couronnant la forêt qui m'entourait, brillait la Lune. Ronde, pleine, douce, l'astre solitaire tournait avec la Terre. Son éclat, pâle dans le ciel d'hiver, séparait le réel du monde des rêves et projetait sur les meubles et les tapisseries milles reflets du jardin endormi. Au dessus de mon lit se trouvait un tableau et chaque soir il s'animait de nouveaux visages. Les silhouettes des arbres y dessinaient de nouveaux nez, de nouveaux yeux, et parfois il me semblait les voir s'extirper de la toile. Alors, une main se tendait vers moi et je fermais les yeux en me cachant sous les couvertures. Seule, n'entendant que ma respiration, je guettais le moindre sursaut, prête à m'enfuir pour lui échapper. La chaleur de mon souffle, le froid de mes mains serrées contre l'édredon et les fantômes des sous bois courant sur les murs; voilà de quoi se constituait ma dernière réalité.

Je cherchais toujours l'instant du sommeil. La rupture avec la conscience. Chaque soir, je me disais que pourrais percevoir ce basculement entre le rêve et le réel. L'instant décisif durant lequel l'esprit s'enlise dans la torpeur, libérant le corps des tensions de l'âme. Mais chaque soir je décevais mes promesses et me laissais emporter par la nuit. Elle se déplaçait avec les ombres, me prenait dans ses bras chauds avant de m'entrainait vers un lac sans fond. Je m'y laissais sombrer la tête la première, les yeux clos et la bouche entr'ouverte. La douceur des eaux m'entourait parfaitement, tenait mon corps et le rassurait alors qu'enfin un premier éclat venait percer l'abîme. Une main, alors se détachait des flots et s'y déployait afin que je puisse m'y reposer. Abandonnée sur sa paume, je laissais mes yeux s'ouvrir et découvrais un bleu Klein, percé ça et là de rayons d'argents. Des baleines, dont le chant résonnait à l'infini, glissaient entre les nuages. Les bosses de leurs dos d'heurtaient au pourpre du feu et à l'or du sable tandis qu'au dessus d'elles, les premières étoiles s'animaient une à une. Bientôt la mer se changea en Espace et je me retrouvais flottant dans l'univers.

Plus rien ne me retenait. Seule dans le silence, j'observais le mouvement des planètes. J'aurais aimé, si j'avais pu, m'y poser un instant. Fouler leur sol, leurs terres ou leurs orages, me laisser entrainer par les anneaux de glace ou me perdre dans ces noirceurs éternelles. Inerte, je ne pouvais que contempler le vide et les quelques astres qui s'en dégageaient. J'appartenais à l'univers, je me sentais portée par l'attraction solaire, soumise à ces matières invisibles qui se jouaient de ma pesanteur. Alors parfois je regagnais la Terre. Je ne plongeais pas vers elle, c'est elle qui venait à moi. Elle empruntait un chemin d'or, passait entre de luxurieux jardins et des terres sauvages, s'avançait jusqu'à ma main tendue pour que je puisse ouvrir la porte qui s'y dessinait. Alors je plongeais dans un souvenir inconnu, un état entre le sommeil et la conscience qui avait le gout particulier de la nostalgie. Des premiers parfums vieillis par l'attente m'embaumaient alors, et tandis que mes yeux se nourrissaient de lueurs nouvelles, des visages m'apparaissaient et se confondaient. Des mondes entiers aux architectures tortueuses, des sons doux de concerts romantiques ou la fureur violons se mêlaient au chaos du monde, des mains et des tissus qu'encore je sentais sur ma peau. Le tout, imprécis, parfois brutal s'étendait en moi et je ne pouvais que suivre les rouges et les blancs et les couleurs jetées dans les eaux. La terre s'ouvrait alors et apparaissait un champ de blé, robe blanche et collier de fleurs bientôt arrachées par le cri des balles; alors reprenait l'affrontement. Des hommes par centaines, assis à l'opéra ou pris dans une clameur irréelle, s'entassaient autour de moi et portaient mon coeur dans leur extase. Je le sentais se soulever dans ma poitrine, se perdre et chuter si fort que je devais me retenir aux bras inconnus. Et alors que je tombais, je retrouvais l'herbe. La rosé du matin imbibée mon corsage et les frais tissus roses, un vent sucré passait entre mes cheveux et courait sur mes mains nues. Allongée près du canal, un palais d'or derrière moi et au devant la cime des arbres, je plongeais mon regard dans l'eau calme qui s'étendait en une parfaite perspective jusqu'aux frontières du Royaume. Mon coeur, revenu de son envol, souffrait alors d'amour; un mal si fort qu'au réveil je le sentais encore.

Rien n'étais jamais cohérent lorsque que je rêvais. Les fausses mémoires, les rires et les peurs s'enchainaient sans que je puisse m'y retenir. Je sentais - je ne sais encore si je dois parler du sens ou de l'impression - un poids si fort, un déchirement quand une fois éveillée je me retrouvais en ces lieux rêvés. Quant au détour d'un chemin je revoyais les berges qui accueillirent mon désespoir, sentais en sautant d'un train la pesanteur d'un lieu et le parfum du retour sans que je ne m'y sois jamais rendu, mon esprit s'envolait de lui-même. Je me laissais flotter, confondant la pensée et le souvenir, et m'imaginais en un intrépide voyageur. Je me voyais immortelle, inconsciente encore de ma nature et soumise aux caprices de mon âme centenaire, qui chaque soir me faisait revivre ces vies oubliées.

Un jour bien sûr, le temps de l'enfance laissa place aux maux du monde. Je voyais mon corps changer, impuissante, et avec lui partaient la douceur et les illusions. Sur la table du salon, les fleurs fanaient; sur ma commode sonnait le réveil. La campagne et sa petite maison bleue furent oubliées et avec elle tout un monde, car jamais ailleurs je ne pourrais sentir l'odeur des draps, la douceur des lits et les chauds baisers avant de dormir. Pour les ressusciter, il ne me restait que le souvenir, plus imprécis d'années en années et bientôt ternis par l'expérience, où l'évasion toujours entreprise trop tard. 

  - Écrit en 2019 - 

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⏰ Last updated: Jul 04, 2020 ⏰

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