Le tunnel sans fin

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Il y a de cela bien des années, alors que Liam, mon meilleur ami, et moi nous promenions dans les couloirs du collège à la recherche d'une énième blague, je vis que la porte de notre professeure de français était entrouverte. Curieux, je passai la tête par l'entrebâillement, avant de constater qu'elle était vide. Décidant en un regard rieur de l'embêter un peu, Liam et moi entrâmes dans le silence le plus complet.

Joueur, mon ami prit alors un feutre d'ardoise pour écrire une énième ânerie de son invention au tableau. Il inscrivit les premières lettres puis recula, contemplant son œuvre, avant de s'arrêter net. Je regardai la cause de son étonnement, puis fus moi aussi surpris de ce que j'y vis.

Devant nous se déroulait un phénomène plus qu'étrange. Les lettres tracées par Liam scintillèrent un instant, puis tout devint blanc autour de nous. Un vent frais nous ébouriffa les cheveux, nous obligeant à fermer les yeux.

Quand la tempête se calma, je rouvris les yeux à la recherche de Liam. Il était au même endroit qu'avant, mais la salle de classe avait totalement disparu. À sa place se trouvait un long couloir, coupé en deux. Je me souvenais surtout de ça : une partie était blanche, illuminée, et l'autre était son exact opposée, noire, obscure.

Liam et moi étions au bout de la partie la plus claire, et autour de nous s'alignaient une rangée de portes, certaines grandes, d'autres plus petites ; l'une était rouge, l'autre bleue. Une multitude d'entrées, d'une multitude de couleurs, qui s'offraient à nous.

Intrigué, Liam s'avança et passa la tête par la porte la plus proche, à sa gauche. Le couloir s'étendait si loin qu'il était impossible d'en voir le bout.

– Viens voir Erwan, c'est dingue, on dirait nous à la crèche.

Je m'approchai, curieux de découvrir ce que Liam avait vu. En effet, derrière la porte s'élevait un jardin, une cour et des jeux pour enfants. Au centre se trouvaient deux petits garçons, qui devaient avoir un an à peine et qui ressemblaient comme deux gouttes d'eau à Liam et moi quand nous étions petits. C'était... surprenant. Et bizarre. Liam et moi restâmes bloqués sur cette image pendant de longues secondes avant de nous reprendre.

Intrigué, mon meilleur ami m'interrogea du regard, silencieux. Je n'en savais pas plus que lui sur l'étrange aventure que nous étions en train de vivre, mais j'attendais d'être dehors pour pouvoir parler librement.

Comme si nous devions respecter ce lieu insolite.

– On dirait nous, Erwan... c'est bluffant.

– Je suis d'accord, mais ça reste très étrange.

– Oh, arrête de toujours tout dramatiser ! On vit un truc de dingue, tu te ne rends pas compte !

Mon ami avait toujours eu le goût du risque et des choses nouvelles, et cette qualité ne l'avait jamais quitté.

– Oui, tu as sûrement raison, mais tu admettras que ce n'est pas commun.

– Ah ben ça, c'est clair ! Puis, après un instant de réflexion : C'est génial, viens on continue ! J'ai envie de savoir ce qu'il y a de l'autre côté.

Alors nous continuâmes.

Par la porte suivante, nous nous vîmes seulement quelques jours plus tard, peut-être même le lendemain, dans la même cour de récréation. Les nous du passé s'étaient soudain mis à rire comme si leur vie en dépendait, sûrement à cause d'une éternelle blague de Liam.

Depuis toujours, il était le rigolo de service. Il avait toujours une plaisanterie ou deux en réserve, pour les moments tristes ou juste pour nous faire un peu rire. Quand nous étions arrivés au collège, lui et moi, nous n'avions pas lâché notre côté joueur et avions décidé de faire des blagues à nos professeurs... Depuis, c'était cette réputation qui nous précédait. J'aime à penser que tout le monde a gardé de Liam cette image joviale qui lui correspondait si bien.

Nous parcourûmes plusieurs mètres, passant la tête par chaque porte, voulant toujours y voir un autre morceau de notre enfance.

Dans un autre souvenir, à cinq ans, nous avions trouvé une carte représentant un labyrinthe. C'était notre carte au trésor. Nous avions tellement joué avec qu'elle avait fini par se déchirer d'elle-même, à l'usure.

Que de bons moments passés ensemble.

Le souvenir suivant, pourtant, était beaucoup moins joyeux. C'était la mort de ma grand-mère, Kuia (« grand-mère » en Maori, sa langue maternelle), chez qui nous passions tous les deux des heures à jouer, quand elle ne nous racontait pas une de ses fabuleuses histoires. Liam la considérait comme sa propre grand-mère.

J'espère que ses petits enfants l'aimaient autant.

Porte après porte, souvenir après souvenir, nous avions l'impression d'avoir pénétré dans notre la mémoire, la mémoire de notre amitié. C'était tout simplement magique. Dire que seulement quelques semaines plus tôt, nous nous disputions à propos d'un vêtement emprunté...

Alors que je passai la tête par la dernière porte, je nous vis, tous les deux, au fond de ce long couloir, l'air un peu perdus au milieu de cet endroit pas comme les autres. J'en eus presque les larmes aux yeux.

– Viens, regardons ce qu'il y a de l'autre côté de ce tunnel sans fin.

Liam s'avança, à quelques centimètres seulement de la séparation. Prudent, il approcha un bras près de la partie sombre. Alors, ce fut comme si une vitre s'était trouvée là. Sa main se heurta à un mur invisible, nous rendant la suite du voyage impossible.

Après avoir réfléchi quelques secondes en ne regardant que la partie éclairée, Liam prit la parole :

– Puisque nous venons de traverser notre passé... (il se tourna de l'autre côté) Logiquement, en face, ce devrait être l'avenir...

Un silence pesant s'installa pendant que nous tournions tous les deux la tête vers le futur, notre amitié dans des années.

Serait-elle encore aussi puissante ? Nous avions toujours tout traversé ensemble. Depuis la mort de Kuia, quand j'avais trois ans, jusqu'à sa séparation avec sa copine, le mois dernier.

Avec une bouffée d'espoir, Liam reprit :

– Viens, on rentre. Les parents vont finir par s'inquiéter.

Il fit volte-face et je le suivis jusqu'à notre point de départ.

Revenir au bout du tunnel nous prit de longues minutes de silence, un silence inhabituel, pesant. Une fois là-bas, une question se posa : comment rentrer ? Nous ne savions même pas comment nous avions atterri ici...

– Si mes déductions sont exactes, nous sommes dans notre propre mémoire. J'en déduis donc que, pour rentrer dans le monde réel, nous n'avons qu'à penser à un souvenir particulièrement fort. Nous devrions alors réussir à repasser de l'autre côté. Bien sûr, poursuivit Liam en me regardant, ce n'est qu'une supposition. Il se peut tout à fait qu'elle ne soit pas correcte ou qu'elle...

– Oh, arrête un peu, tout ce que tu dis est toujours vrai ! Tu ne te trompes jamais. Donc maintenant, nous n'avons plus qu'à espérer que ça marche.

D'un regard, je sus exactement ce qu'il pensait.

Il m'était reconnaissant de lui accorder ma confiance, mais aussi triste et déçu de toutes les fois où je ne l'avais pas cru. Je m'en voulais aussi énormément d'avoir gâché une partie de notre amitié, et c'est pour cette raison que lui fis cette promesse, qui avait animé notre enfance :

« Pour toujours...

– Et à jamais, mon frère. » termina Liam.

Nous rentrâmes donc tranquillement, comme l'avait prédit Liam, dans la salle de classe toujours inoccupée, un sourire aux lèvres.

Cette journée resterait à jamais gravée en notre mémoire.

Je sais désormais, suite au décès de Liam, hier, que nous avons tenu notre promesse. Et je m'en félicite.

Le tunnel sans finOù les histoires vivent. Découvrez maintenant