Eugène Ménard fut surpris, ce matin-là, de réaliser qu'une vue externe était parfois nécessaire pour entrevoir la vraie nature des choses; pas qu'il prenait ses proches pour des incapables, bien au contraire, mais il se connaissait comme un homme à la vision assez centrée pour n'avoir aucun doute sur la manière dont il opérait au quotidien. Que ce soit dans son bureau à donner des ordres spécifiques quant aux dates et lieux, ou bien au sein de sa propre famille pour s'assurer que chacun marche sur le droit chemin, Eugène avait le contrôle et la vision absolus sur tout ce qui se trouvait sous son ombre, et ce, il n'avait jamais réfuté jusqu'à ce jour.Telle fut donc sa surprise de se réveiller dans une chambre immaculée, recouvert de draps rugueux et inconfortables et, à sa plus grande horreur, complètement seul! L'idée d'un lendemain un tant soit peu incertain lui ayant toujours déplu, en plus des pilules qui faisaient surgir de l'anxiété au moindre instant, des milliers de fourmis invisibles affluèrent dans ses veines, signe qu'il se situait réellement en-dehors de sa zone de sécurité.
Aucune horloge.
Aucun visage.
Il était bien capable d'identifier une chambre d'hôpital, mais où dans l'hôpital? La lumière qui traversait la fenêtre montrait le jour, mais quel jour, quelle heure? Sans aucun repère de lieu ou de temps, ce qui arrivait rarement dans sa vie de tous les jours, l'horloge Eugène se déréglait, et seule une réinsertion complète dans son milieu habituel réussissait à le ramener à l'ordre; heureusement, il avait toujours pu y arriver. Il n'aimait pas imaginer ce que serait sa vie sans base, sans rien de concret; ce serait le chaos, il en était certain.
Ce fut au beau milieu de ces profondes réflexions qui, de toute manière, faisaient seulement baisser son moral d'une minute à l'autre, que quelqu'un entra enfin dans la pièce, ce qui fit chuter la tension qu'il ressentait. Peu importe si c'était une femme en sarrau blanc, armé d'un calepin et d'un crayon; c'était seulement quelqu'un, et c'était suffisant pour Eugène.
- Bon matin, Eugène, lui dit la femme en s'asseyant sur le tabouret à côté du lit.
- Bon matin, lui répondit le gérant, réchauffé par son amabilité.
- Comment vous sentez-vous?
Un sourire plaqué sur le visage, l'homme s'apprêta à répondre, seulement pour réaliser que les mots lui manquaient. Venant de se réveiller complètement coupé de sa vie, tout semblait contradictoire. Perdu? Avec la présence accueillante d'une femme à ses côtés, il se sentait tout sauf perdu. Épuisé? Pas le moindrement. Il y avait un mot pour tout cela, ça lui revenait...
- Assez..., hésita-t-il, confus. Comme n'importe qui se réveillant ici avec aucun souvenir, quoi.
- Vous n'avez aucun souvenir de la veille? s'enquit l'infirmière en le fixant soudainement avec intérêt.
De derrière ses lunettes rectangulaires, ses yeux semblaient percer les siens, comme si elle cherchait des réponses sans même poser la question. En fait, c'est un secret à nous tous: l'envie de miner l'or des autres sans passer par le roc qui l'entoure. Mais à l'instant, Eugène était le dernier à voir l'or qu'on cherchait en lui.
- La veille? demanda-t-il bêtement. Donc, nous sommes le jeudi 8 avril... dans un hôpital. J'aimerais qu'on m'explique au moins ce que je fais ici.
- Je m'excuse, laissez-moi vous le demander plus... spécifiquement. Quelle est la dernière chose dont vous vous souvenez?
- De... commença-t-il, passant à travers des flashs qu'il ne parvenait pas à discerner les uns des autres. Je veux dire, je sais qui je suis et tout, mais la veille... laissez-moi réfléchir un peu.