L'amour à la mort - I.

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         Palper la crosse, sentir le bois du fusil rugueux sous ses doigts. Retenir son souffle.

Le plaisir de la chasse passe avant tout par le plaisir du corps, par la multitude de sensations corporelles qui éveillent en lui l'instinct animal. L'idée d'une traque décuple les sens ; la vue bien sûr, l'ouïe surtout. Le toucher, l'odorat. L'odeur de la peur et du sang est galvanisante, et le goût de la mort n'en est que meilleur. Observer, sentir, ressentir. Guetter les mouvements précipités d'une proie aux abois, une proie qui cavale en vain dans l'immensité de la forêt.

Condamnée d'avance, précipitée comme lui dans l'abîme de la résignation.

Alfred souriait.

Sa proie fuyait, mais elle ne lui échapperait pas. Personne ne pouvait s'échapper sur cette île, lui-même ne le pouvait pas. Et pire encore, il ne pouvait s'échapper de lui-même. Condamné à errer dans une démence intérieure qui le rongeait, il avait appris à assouvir les pulsions qui l'envahissaient, parfois.

La chasse était ainsi un bon moyen de modérer l'inquiétant combat qui se déroulait en lui ; Alfred usait d'intelligence, d'observation, de déduction. Il cessait momentanément d'être son propre arbitre, et ne se laissait aller qu'à l'objectif d'une traque qui lui donnait un but.

Le jeune lord écouta un moment.

Encore des pas. Ils n'essayaient pas d'être discrets.

« Imbécile. » murmura Alfred en calant correctement le fusil sur son épaule.

Sa propre voix le surprit. Elle était parfois bien trop aigüe pour être totalement la sienne...

L'œil collé contre la lunette, il retint une nouvelle fois son souffle, observant les arbres, les buissons, les sentiers ombragés, l'arborescence générale de cette forêt en mouvement. Le petit point rouge du laser chatouillait l'écorce des chênes millénaires, puis s'évanouissait dans le vide des falaises environnantes.

Quelque chose bougea, et le doigt d'Alfred pressa la détente. La détonation fit trembler la forêt, et quelques oiseaux s'envolèrent dans le ciel gris de cette fin d'après-midi.

« Imbécile ! » répéta-t-il plus haut – de cette voix plus aigüe encore – en réalisant qu'il n'avait pas pris le temps de viser correctement.

Dans sa rage, il tira à nouveau, visant une nouvelle fois à l'aveugle en direction d'un buisson qui n'abritait rien d'autre qu'un lièvre confus. L'animal regarda Alfred de loin, comme s'il le jugeait, comme si son incompétence n'aurait pu mettre en péril sa vie, et il détala sans s'attarder davantage. Alfred essuya ses lèvres d'un revers de manche.

Saleté d'animal, pensa-t-il en armant de nouveau son fusil. Je t'aurais eu sans problème, mais ce n'est pas toi que je cherche.

« Où es-tu, sale petit rat ! »

La forêt demeura silencieuse. Le point rouge paradait d'arbre en arbre, perçant les ténèbres qui commençaient à s'installer, annonçant le crépuscule.

Si je ne l'attrape pas avant que la nuit tombe... se dit Alfred en levant vers le ciel ses beaux yeux d'azur.

Puis il éclata de rire. Un rire strident et prolongé, aiguisé comme une lame.

... Ce sera encore plus drôle !

Le fou rire s'éternisa un peu, et Alfred mordit de toutes ses forces dans ses doigts pour s'obliger à se calmer. Il ne pourrait tirer convenablement s'il riait. Il ne faisait rien correctement, lorsqu'il riait, son entourage le lui faisait bien comprendre. Enfant déjà, son père détestait son rire. Un rire de dément, un rire efféminé. Il le lui faisait remarquer, bien trop souvent, bien trop durement. Et Alfred avait appris en sa présence à cesser de rire.

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⏰ Last updated: May 24, 2019 ⏰

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