Prélude

1K 60 15
                                    

Avertissement : envies suicidaires

Séoul, mars, cinq ans avant

Le soleil brille, mais le ciel est gris, et les sommets des gratte-ciels sont invisibles dans la brume toxique posée sur la ville comme un couvercle qui empêche de respirer. Ha-yan tousse ; ses yeux pleurent, sans qu'il sache toutefois si c'est la pollution qui est à blâmer pour ses larmes.

Les rues sont beaucoup moins peuplées que d'habitude à cause du pic de particules fines, et les personnes qu'il croise portent toutes des masques et des lunettes de soleil. Il ne les regarde pas — parce qu'il ne saurait de toute façon pas lire ce qui est écrit dans leurs yeux derrière les verres teintés. De la désapprobation à voir cet adolescent le visage non protégé, ou de la surprise à le voir essayer d'avancer sur ses béquilles ? Il ne les regarde pas.

Il sait déjà ce que les passants pourraient penser ; il l'a entendu toute sa vie. Et puis, son esprit est focalisé sur son objectif. Il ne faut pas qu'il soit distrait par ce qui l'entoure afin de ne pas risquer de trébucher sur les pavés. Ses pieds chaussés de bottines raclent le trottoir par endroits ; à d'autres, il est obligé de faire une pause. Ses muscles rétifs protestent contre l'effort, rigides au point de refuser de lui obéir ou trop faibles pour le faire.

Cent mètres avant son but, Ha-yan s'arrête sans savoir s'il parviendra à aller plus loin. Il ne se rappelle pas avoir jamais marché si longtemps sans aide. A-t-il présumé de ses forces ? Il penche la tête pour essuyer ses yeux contre le tissu de son manteau. Son bras tremble sous l'effort de ce marathon en béquilles ; ses mains lui font mal aussi.

Il lève ensuite le visage vers le brouillard ; ses longues mèches noires glissent le long de ses joues comme un rideau qui s'ouvre. Il faut qu'il y parvienne, même si c'est la dernière marche qu'il fait — parce que c'est la dernière marche qu'il fait.

Son entêtement finit par payer, et l'adolescent laisse échapper un petit rire lorsqu'il bifurque lentement sur le pont. Il se sent fier d'y être arrivé, de ne pas avoir renoncé toutes les fois où il a eu l'impression que ses jambes allaient l'abandonner, que ses bras allaient fléchir en lâchant ses cannes. 

Sa mère doit le chercher dans le quartier. Si elle le voyait, est-ce qu'elle aurait le sourire aux lèvres et les larmes aux yeux ? Est-ce qu'elle s'exclamerait que c'est merveilleux, qu'il est merveilleux d'avoir accompli ce trajet ? Mais il sait bien que sa mère ne le trouvera pas, précisément car elle ne pense pas qu'il est capable de se déplacer si loin.

Arrivé au tiers du pont qui enjambe le fleuve Han, Ha-yan s'arrête et laisse tomber ses béquilles pour s'accouder au garde-corps. Les deux barres de métal claquent sur la pierre tandis qu'il expire de soulagement. Il s'appuie de tout son poids contre la balustrade pour se reposer. Une nouvelle fois, il tousse, frotte du poing ses yeux qui piquent. 

Sous son regard, l'eau s'écoule, tranquille, plus bleue que le ciel. La vision est apaisante, comme une réponse qui n'a pas fait faux bond à celui qui la cherchait. Il n'entend plus le bruit des voitures, les klaxons.

L'adolescent ferme les yeux, incline la tête en arrière et inspire à pleins poumons un air qui les détruit. Ceci n'a pas d'importance ; ça lui fait du bien quand même. 

Son visage est baigné de larmes qu'il n'essaie plus d'éponger alors qu'il se penche cette fois en avant, les paumes à plat sur la tablette de la clôture. Est-ce qu'il aura assez de force ? Est-ce qu'il pourra se hisser suffisamment haut pour pouvoir basculer par-dessus ? S'il n'en était pas capable non plus... Il est pourtant venu jusqu'ici ; il a fait tout ce chemin pour tomber dans le fleuve.

Résolument, Ha-yan prend appui sur ses bras tremblants et soulève les poids morts de ses pieds des pavés.

— Tu dois en avoir gros sur le cœur pour vouloir te jeter dans cette eau dure et glacée.

Surpris, déstabilisé, l'adolescent se laisse retomber sur le trottoir. L'une de ses jambes se positionne mal et se dérobe sous lui. Il choit sur la pierre avec un cri. 

En heurtant le sol du dos, quelque chose se débloque dans sa poitrine ; il ne parvient pas à retenir un sanglot. Même ça, il n'y est pas arrivé ; même ça, il n'en est pas capable.

Une fraction de seconde plus tard, la forme de l'homme qui lui a parlé se profile au-dessus de lui avec des contours flous. Derrière le voile d'eau, Ha-yan distingue une figure rebondie, des cheveux gris, et l'éclat d'un bijou qui brille à son cou — une croix.

— Même si le monde peut être un endroit très cruel, il y a encore du beau à vivre, dit l'inconnu d'une voix sereine.

Pourtant, la phrase arrache un si gros lambeau au cœur de l'adolescent que ce dernier se sent soudain à vif. Il serre les poings sur ses joues et hoquette ce qu'il n'a jamais confié à personne.

— Non, c'est faux. Je suis un fardeau qui alourdit ceux qui s'occupent de moi. Qu'est-ce que mes parents vont faire de moi ? Ils s'inquiètent. Ma mère a mis sa vie entre parenthèses depuis que je suis né. Je ne sais pas me débrouiller tout seul ; je n'ai pas d'avenir. Même les parents de mon amie Sun-ok lui ont dit d'arrêter de me voir parce qu'ils avaient peur qu'elle tombe amoureuse de moi. Parce qu'il ne fallait pas. Parce que ce serait mieux pour elle qu'elle trouve un jour un mari valide capable d'avoir une carrière et de prendre soin d'elle. Et c'est vrai, mais c'est tellement absurde aussi : comment est-ce qu'elle aurait pu tomber amoureuse de moi ? Comme je suis... je suis...
Il ne sait plus de quelle façon continuer, de quelle manière décrire la masse d'ennuis et de faiblesse en marge des autres qu'il est conscient d'être. 

L'inconnu, cependant, ne semble pas horrifié et ne l'abandonne pas à son triste sort. Au contraire : après avoir rassuré une autre passante inquiète en lui affirmant qu'il a la situation en main, il redresse Ha-yan comme s'il ne pesait rien et le serre contre lui.

— Non, non, mon petit. Ça, c'est ce que tu penses parce que tu n'as, jusqu'à présent, pas été au bon endroit avec les bonnes personnes. C'est ce que la société veut nous faire croire. Mais chacun a une place bien à lui ; chacun est très important, avec son rôle à jouer pour lequel personne ne peut le remplacer. Est-ce que tu crois en Dieu ?
La question prend suffisamment l'adolescent par surprise pour qu'il y réponde.
— Euh, oui, je crois ? Ma famille est catholique...
— Alors tu sais que tu as été créé unique, précieux, utile, magnifique.
— Oh, non, souffle Ha-yan, et sa poitrine lui fait à nouveau mal. J'ai été trop mal créé...
— Non, je te le promets. Et je peux même te le prouver.

Incrédule, Ha-yan ouvre si grands les yeux que ses larmes en chutent toutes en même temps.
— Je m'appelle Geon Koon. J'ai cinquante et un ans, une femme d'origine chinoise et un chat. J'habite ici, à Séoul, à Jamsil précisément. Ça, c'est pour que tu me connaisses un peu. Est-ce que tu sais chanter ?
— Euh, j'aime bien chanter avec ma maman sur les chansons qu'on entend à la radio, mais...
Monsieur Koon lui sourit.
— Quand je t'ai vu, j'ai tout de suite su que tu étais tout à fait celui que je cherchais. Tu avais l'air d'un ange perdu. Sans doute parce que tu n'as pas d'endroit dans lequel tu te sens chez toi, dans lequel on te permet d'épanouir tout ton potentiel sans pression. Tu sais, je dirige une maison de disques. Est-ce que tu voudrais devenir chanteur dans mon agence ?

Les lèvres entrouvertes, les pleurs stoppés net par l'étonnement, Ha-yan regarde l'homme qui lui fait face à une longueur de bras.
— Mais... Est-ce que c'est possible... ? Je ne pourrai pas danser, et les gens vont dire que...
— Non, le coupe gentiment monsieur Koon. Tu ne danseras pas, c'est vrai, mais tu pourras chanter et faire des tas d'autres choses. Le public te reconnaîtra à ta juste valeur. Est-ce que ça te semble quelque chose qui te plairait ? Un futur que tu pourrais vivre ? Est-ce que tu penses que je pourrais en discuter avec tes parents ?
— Euh, je... Oui ? Ma mère doit me chercher...
— Alors, on va la trouver ensemble. Je lui donnerai ma carte et je vous expliquerai tout en détail.

Avec précautions, l'homme relève Ha-yan, l'appuie contre le garde-corps le temps de ramasser les deux béquilles à terre — sous le regard toujours abasourdi de l'adolescent, qui se demande s'il n'est pas déjà décédé et envoyé dans un monde parallèle.

— Tu habites loin ? demande monsieur Koon en lui tendant les cannes.
Ha-yan les saisit de doigts un peu maladroits.
— À Cheongdam...
— Et tu es venu jusqu'ici ? Wow. Tu vois bien que tu es tout à fait capable de te débrouiller.

Le CEO d'agence lui sourit à nouveau. Ha-yan se dit que tout ceci a l'air trop beau, mais qu'il a néanmoins très envie d'y croire.

Miroir sans tainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant