Deux époques

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Même l'odeur de la poussière était différente. Dans ses minuscules particules grises, elle portait l'électricité des machines inconnues qui peuplaient à présent la cuisine. Les étincelles silencieuses secouaient son corps qui, pourtant, n'était qu'une silhouette spectrale. Mal à l'aise, Eugénie traîna ses lambeaux fantomatiques hors de la pièce, inconnue de la lune qui ne projetait aucune ombre sous elle.

Les meubles, de son vivant, étaient chargés de lierre gravé dans le chêne pur, enrichis de surfaces de verre, de loquets en cuivre... Mais là, qu'est-ce qu'il y avait ? Les planches étaient nues et simples, le vernis étouffait le parfum du bois, sans oublier cette envie, ce besoin de supprimer le superflu, d'épurer les pièces. De dénoyauter l'âme du quotidien.

Tant de choses avaient changé en l'espace d'une dizaine de décennies.

Seul le carrelage était d'époque, le même que la plante de ses pieds avait foulé autrefois, mais elle ne sentait plus la froideur qui se dégageait des losanges noirs et blancs.

Un bruit discret résonna à l'étage : une petite main venait de tourner la poignée de la porte d'une des chambres. La petite fille qui se dressait dans l'ombre chercha l'interrupteur, mais le besoin d'aller aux toilettes était trop pressant, alors elle abandonna avant de dévaler l'escalier, retenant son souffle.

Elle avait 9 ans, représentant une décennie bientôt complète, comme une lune qui termine son cycle et mesure le temps.

Le fantôme connaissait son nom : il était souvent prononcé dans sa demeure, ou plutôt, leur demeure, puisqu'elle appartenait, à présent, à la petite fille et à ses parents.

Le mois dernier, elle appartenait encore aux araignées.

Eugénie avait passé des semaines à les contempler, à les observer en train de tisser leurs meubles dans chaque recoin, les pattes pleines de dentelle en soie, s'échinant dans ce silence religieux qui les caractérisait. Et Eugénie les avait regardées, bénie par le temps que lui laissait l'éternité, maudite par l'ennui qu'il lui imposait.

Accueillir de nouveaux occupants était plus intéressant, notamment pour tous les contrastes que leur vie apportait dans la mort d'Eugénie.

Le plus frappant était celui de leur cohabitation : de jour, sa présence était effacée, elle n'était qu'un souvenir que seuls les murs se remémoraient, ses errances n'étaient que des courants d'air d'un autre temps, elle avait beau les frôler, personne ne sentait sa présence. Elle était plus insignifiante qu'une mouche.

Mais une fois le soleil couché, une fois le règne des étoiles commencé, la famille sentait sa présence. La nuit donnait alors l'illusion parfaite que le spectre était visible : dans ses ombres profondes, la silhouette courbée par la mélancolie des années passées s'imposait aux vivants. Depuis sa mort, ses larmes avaient cessé de faire le moindre bruit, mais à minuit, elles semblaient assourdissantes, capables de glacer le sang.

La petite fille se mit à courir, traversa la cuisine et s'enferma dans les toilettes : le verrou n'était pas un gage d'intimité, mais celui d'un sanctuaire.

Trois minutes plus tard, l'index hésita devant l'interrupteur : une fois la lumière éteinte, elle devrait se précipiter vers les marches, les grimper au pas de course et refermer sa porte en faisant le moins de bruit possible.

Une épreuve à laquelle elle se préparait.

L'enfant appuya sur le bouton et tout devint froid et silencieux. Même le grincement de la porte ne ressemblait qu'à un murmure lointain, et elle ne prit pas la peine de la refermer, enjambant les losanges noirs et blancs, avec le sentiment que sa vie en dépendait.

« Pourquoi as-tu si peur ? »

La question la cloua sur place et, bien qu'elle ne connût pas cette voix, la petite fille n'était pas surprise de l'entendre : elle était juste surprise de son audace.

Plongée dans le noir, la petite fit un tour sur elle-même avec précaution, mais n'aperçut aucune forme blanche... pourtant, la présence était bien là.

« Parce que vous êtes un fantôme. »

Un gémissement déçu vibra quelque part, même si elle ignorait d'où il provint exactement.

« Tu n'as pas peur, quand il fait jour.

— Parce que vous n'êtes pas à la maison quand il fait jour.

— Bien sûr que si, je suis là, » répondit Eugénie, « j'habite toujours ici, mais plus de la même façon qu'autrefois.

— Alors quelle chambre occupez-vous ?

— Aucune, puisque je ne dors plus. »

C'était une logique que la fille pouvait comprendre.

Ses muscles se détendaient à présent, et le sang circulait avec plus de facilité, comme bercé par cette voix paisible. Une voix qui ressemblait à celle d'une maman.

« Tu n'as pas à avoir peur : un fantôme n'est qu'un souvenir, et les souvenirs des autres sont inoffensifs. »

Aucune main n'effleura son poignet, aucun souffle ne chatouilla son oreille... L'âme était là, capable de parler sans pouvoir l'atteindre.

« Crois-moi, Rebecca, ce seront tes souvenirs qui te hanteront et te feront du mal, mais moi, je ne te ferai rien. »

Rebecca ne comprenait pas.

Eugénie aurait aimé pouvoir poser sa paume sur le sommet du crâne, mais son esprit en lambeaux ne pouvait plus partager la moindre chaleur, exprimer la moindre sympathie.

Les talons de l'enfant étaient gelés contre le sol, et le froid poussait dans ses jambes, s'étendant à la manière des arbres en plein hiver... Mais quant au sentiment de la peur, il avait totalement disparu, ne laissant pas même un frisson.

« Retourne te coucher, petite Rebecca. »

Prudente, l'enfant fit un premier pas sans qu'il déchaîne la moindre force maléfique. Le bruit du frigidaire ronronnait comme d'habitude, la pendule du salon continuait d'égrener les secondes et la nuit suivait son fil.

La présence du fantôme ne changeait rien.

« Comment vous vous appelez ?

— Eugénie. »

La bien née, selon l'étymologie ; une ironie presque drôle pour une femme qui avait basculé dans la mort depuis longtemps.

« Vous serez encore là, demain ?

— Oui. »

La petite fille commença à monter les escaliers avec un calme dont elle ne se serait jamais crue capable. Le spectre tanguait derrière elle, attiré par la démarche de cette vie enfin apaisée, mais de façon surprenante, son pied invisible heurta le rebord de la première marche, l'obligeant à se recroqueviller dans ses propres ténèbres. Ou alors, cette maladresse était juste le poids de ses souvenirs qui devenait bien trop lourd.

Eugénie espérait que la petite et sa famille seraient en sécurité dans ce présent, car les voir libres et heureux était un réel soulagement quand, à la fin de sa propre vie, les familles juives n'avaient plus d'espoir. Et elle se souvenait, avec une douleur vive qui aurait pu la tuer même maintenant, la famille qu'elle avait repoussée, les livrant aux manteaux verts.

Elle ne pourrait pas faire de mal à la petite Rebecca ; elle ne pourrait plus faire le moindre mal à qui que ce soit, elle n'était qu'un souvenir, mais sa mémoire continuerait de la hanter pour l'éternité...

Deux époquesWhere stories live. Discover now