Les orteils au bord des lèvres

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J'avais déjà entendu parler d'elle. Tout le monde avait déjà entendu parler d'elle. Mais jamais personne ne l'avait décrite avec une suite d'adjectifs assez concrets pour me convaincre de son existence réelle. Je l'appelais alors "la fille". Ce n'était pas une fille, mais "la" fille. Elle était distincte et précise. Je savais qui était "la fille" quand j'en parlais, ou quand elle traversait mon esprit. Je savais qui je pointais du bout de mes mots, en ignorant avec la plus grande crédulité les traits qu'elle arborait.

Oui, je l'avais appelée "la fille", sans vulgarité ni désintéressement, jusqu'à ce qu'elle se présente à moi sous son vrai prénom. Ou peut-être m'avait-elle menti sur son identité ? Peu importe les contrevérités qu'elle m'aurait contées, je les aurais toutes avalées sans douter de la moindre de ses paroles. Elle s'était donc présentée à moi le jour du hasard. Le jour où j'étais prêt à appuyer sur la marche arrêt d'une vie que je pensais jusqu'alors plutôt creuse. Le jour où ma foi m'avait quitté pour ne plus jamais frapper le creux de ma paume. La foi, je ne l'ai plus retrouvée. Mais la fille, si. Elle a débarqué comme une déclaration de guerre prématurément annoncée, et tout sauf anticipée. Cependant, contrairement aux guerres qui violentent les esprits, la fille m'a rossé dans une belliqueuse douceur qui a marqué mes mémoires à jamais. J'avais souri, et mon cœur s'était compressé. À présent, je l'observais découper quotidiennement ses espoirs et les jeter sans considération au fond d'un ravin qui lui faisait face. Mon cœur continuait de se compresser, mais il repartait moins bien efficacement qu'auparavant.

Je grimaçai. Son corps bascula vers l'avant avec la légèreté d'une plume. Elle manqua de se faire attraper par le vent, mais la force d'attraction ramena son squelette au sol. Elle était assise au bord de la falaise. Les genoux ramenés contre sa poitrine, ses bras entouraient ses jambes pour que sa position fœtale ne soit pas brisée. Je voyais le bout de ses orteils pianoter l'air dans le vide. Son regard autrefois vagabond et guilleret était désormais fuyant et quémandeur de liberté. Je n'avais pourtant jamais connu une personne plus bohème qu'elle ; même les chaînes n'avaient jamais semblé l'aliéner. Pourquoi semblait-elle donc aussi prisonnière ces derniers temps ?

Tapis dans l'obscurité réconfortante et puissante de l'arbre qui dominait la forêt, je ne la quittais pas des yeux. Elle n'ignorait pas que mes prunelles scrutaient et remarquaient chacun de ses mouvements. Je la soupçonnais de taquiner mes nerfs et mes effrois lorsque son corps vacillait vers l'avant pour, au final, se raccrocher à la vie dans la seconde qui suivait son initiative dangereuse. Dans ces instants, mes sourcils se fronçaient, avant que mon visage ne se déride pour retrouver la quiétude habituelle qui l'animait quand elle se trouvait dans mon champ de vision. Au fil des observations et constatations, j'avais pensé que ma meilleure attitude était la discrétion, donc la cachette. Je n'intervenais dans sa vie que sous l'effluve d'une petite voix qui tentait d'avoir un impact suffisant sur sa personne féminine, malgré le poids peu conséquent de mes conseils. J'étais un enfant, effrayé par la mort et ses vices, apeuré par l'impulsivité de la fille, terrifié par ses démons. Il arrivait que je perçoive ces derniers danser au-dessus de sa tête. Elle ne les voyait pas, mais les sentait et les entendait. Je le savais, car je devinais ses poils se hérisser sur ses bras menus, et son échine s'élever sous les sueurs froides. Les démons se battaient en duel afin de gagner la corde sur laquelle étaient gravées les questions et inquiétudes de la jeune fille. Jamais une réponse ne la frappait. Jamais un compliment ne la frôlait. Jamais l'autosatisfaction n'avait toqué à sa porte. J'avais un jour voulu l'aider à atteindre l'amour propre. Mais la simple volonté de cet acte aurait anéanti cette même notion d'amour propre qu'elle ne pouvait s'offrir qu'à elle-même.

Ma couardise me jouait des tours. J'eus une soudaine et irrésistible envie d'avancer vers elle et lui tendre ma main afin de l'inciter à me rejoindre. "Allez, viens, je t'emmène au bout du monde, même plus loin si tu le désires. Je veux juste que tu te sentes légère", pensais-je. Mais je ne bougeai pas. A contrario, je me renfrognai d'autant plus, et grimaçai une nouvelle fois sous mon manque de moyens évident.

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⏰ Last updated: Jul 23, 2020 ⏰

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