Airelle aida son père à remonter le filet de pêche. Ses bras fins sentirent bien avant lui qu'aucun poisson ne s'était laissé coincer entre les mailles. Le vieux pêcheur breton jura et se tourna vers sa fille.
« Peste ! Rien ! L'Ankou emporte ce seigneur de...
– Père ! s'insurgea Airelle. Ne parlez pas de l'Ankou, cela pourrait nous porter malheur.
– L'malheur ? Peuh ! L'est sur nous d'puis bien longtemps ! L'aut', là haut, dans son château, l'cul dans son fauteuil ; 'y se fait éclater la panse de sardines, lui ! Nos sardines ! Peuh ! »
Airelle soupira. Ils avaient prévu de pêcher les-dites sardines et de les vendre au marché un peu plus tard dans la matinée ; seulement ils avaient fait chou blanc. La situation était dramatique : non pas parce que le miroitement des écailles sous l'eau se faisait de plus en plus rare, mais bien pour la perte momentanée d'argent que cela représentait.
« Baie va être tellement déçue... »
En effet, la vente de poissons leur eût apporté quelques piécettes bien sonnantes qu'ils eussent immédiatement dépensé en vue d'acheter un présent pour la cadette de la famille qui fêtait son dixième anniversaire.
« 'Pourrait vendre l'collier d'ta mère. La chaîne est bonne à j'ter, mais j'crois que la médaille est en argent, alors...
– Pas question. Il est le seul souvenir qu'il me reste d'elle. On va trouver un autre moyen.
Son père laissa ses épaules s'affaisser, honteux d'avoir proposé pareille chose. Airelle passa ses bras autour de son cou et posa sa tête contre ses dures épaules de pêcheur. Son regard azur vogua avec amertume jusqu'à la ligne d'horizon...
Leur frêle maison en planches était piquée au sommet d'une imposante falaise ; en déça des plages avenantes de Normandie. Un sentier tortueux les menaient en quelques minutes au bord de la mer ; là où leur petit bateau attendait fébrilement qu'on le poussât dans l'eau salée. L'endroit n'avait rien de bien grandiose, mais leur foyer les comblaient de bonheur.
Néanmoins, Airelle hésita avant d'entrer. Elle savait pertinemment qu'elle trouverait Baie accoudée à la fenêtre depuis laquelle elle guettait chaque matin leur retour. Elle ne fut donc pas surprise de la trouver fidèle à son poste, le sourire aux lèvres. Cette petite tête blonde remarqua très vite la mine sinistre de son père et l'expression désolée de sa grande sœur. Elle comprit soudain, puis sortit en sanglotant.
Airelle se tourna vers son père, désemparée.
« Peuh ! S'en r'mettra. D'mon temps, on offrait rien à personne d'toutes manières. »
Airelle haussa les yeux au ciel. Quelques fois, son père avait tendance à se comporter en ours mal léché.
« Elle attendait ce jour avec impatience, lui dit-elle. Essayez de comprendre.
– Y'a rien à comprendre ! On peut pas, on peut pas ! C'pas bien compliqué, non ? »
Il cracha, puis reprit.
« Vais pêcher.
– Mais enfin, père ! Nous venons de rentrer !
– La paix ! »
Il sortit alors en claquant la porte. Airelle se retrouva seule dans cette petite maison grinçante. Elle regarda un instant le médaillon de sa mère, puis réprima un sanglot.
Sur la place du marché, le bas peuple s'activait et échangeait quelques ragots.
« Saviez-vous que Dame Uelae a été engrossée par le fils du forgeron ? », disait la femme du meunier.
« D'aucuns, pas moi bien sûr ! pensent que le vieux Wedric va casser sa pipe dans les jours qui suivent. », déclarait la Veuve.
« Certains jure avoir aperçu un poney à la robe blanche. Belle bête à c'qu'on raconte ! », s'extasiait Valmer.
« 'Paraît que le Gustou empoisonne ses bêtes ! reprenait la Veuve. 'Fin c'est c'qu'on m'a soufflé.»
Airelle, rougissante, fendit la troupe de commères et s'avança jusqu'à l'étal à bijoux. Le marchand, un petit homme ventru et affable, la salua immédiatement. La jeune fille présenta sans un mot son médaillon ; infligeant à son interlocuteur une horrible grimace.
« Je ne comprends pas, enfin, c'est le...
– Je sais, le coupa la fille du pêcheur. Il m'en coûte, sachez-le, seulement je n'ai pas le temps de vous expliquer. Pour combien me le prenez-vous ?
– Et bien... dit le marchand après avoir examiné le médaillon sous tous les angles. Dix pièces. »
Airelle fronça les sourcils.
« Seulement ?
– Jette un œil à mon étal : l'argent n'intéresse plus personne, le bronze aussi d'ailleurs. Les gens préfèrent les pierreries.
Airelle secoua la tête avant de tourner précipitamment les talons. Dix pièces ? Et puis quoi encore ! Elle savait pertinemment que l'objet en valait le double, et pour cause : un orfèvre l'avait évalué le mois dernier sur cette même place. Elle n'allait pas se laisser démonter par quelques marchands trop près de leurs sous.
Sans qu'elle sût pourquoi, elle se retrouva sur la côte, les pieds dans la sable, ses boucles noires flottant au gré du vent. Ce dernier dardait ses bras nus de mille épines glacées. Elle songea à Baie, puis à son père, puis enfin à cet orfèvre lui ayant promis vingt pièces en échange du médaillon de sa mère. Alors, elle se dit que le bonheur de sa chair n'avait pas de prix.
Un cheval renâcla derrière elle. Esquissant un sursaut de surprise, elle sourit en s'apercevant de sa méprise : l'animal ne se trouvait pas être un bête étalon, musculeux et intrépide, non ! C'était un poney, tout ce qu'il y avait de plus banal, hormis sa robe blanche ; pareille à l'écume des vagues. Il la toisait de ses yeux vitreux.
« Bonjour, mon ami, triste journée n'est-ce pas ? »
La jeune fille lui flatta l'encolure de sa main, puis la retira après coup. La crinière de son nouvel ami était toute visqueuse et mouillée.
« Mon pauvre... Tu es dans un bien bel état ! », s'exclama-t-elle en riant.
Elle réfléchit un moment en lui caressant le museau, puis se figea. Elle examina le poney de la même façon que le marchand de bijoux eut examiné son médaillon, un peu plus tôt : pas de marques sur la croupe, pas de fers aux sabots... Cet animal n'appartenait à personne.
Airelle sourit jusqu'aux oreilles.
« Il y a une petite fille, un peu plus loin, Baie, qui serait ravie d'avoir un compagnon tel que toi ! Veux-tu ? »
Le poney, en guise de réponse, souffla par ses naseaux. Airelle l'embrassa entre les deux yeux avant de se hisser sur son dos.
La bête ne daigna pas bouger.
La fille du pêcheur s'apprêta à lui donner une légère tape sur la croupe lorsqu'elle aperçut un objet malmené par les vagues. Elle peina à reconnaître le chapeau de son propre père.
« Mon Dieu ! »
Elle voulut descendre, mais ses jambes étaient bloquées contre le flanc du poney.
« Qu'est-ce que... »
Bien que son attention fût focalisée sur le feutre du vieux pêcheur, elle distingua avec horreur les dents jaunâtres et pointues de la créature qu'elle montait. Airelle hurla de terreur. Quant au kelpie, il l'entraîna dans les eaux tumultueuses et la dévora chair et os.
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Kelpie
Short StoryAirelle est la jeune fille d'un vieux pêcheur. En raison de l'anniversaire de sa cadette, elle écume les marchés à la recherche d'un cadeau. Quête d'apparence impossible à l'aune de la vétusté de sa famille. C'est alors que le destin lui fait crois...