« The reason why you're fragile now
Is the fear of breaking up
The fear of loosing what is left
Fear the child that won't grow up »
Alev Lenz, Eggshell
1
— Ça va aller, tu verras... C'est des choses qui arrivent... Et puis, on pourra toujours tenter d'en faire un autre dans quelques mois...
Dans son salon, Alexia Tanay gardait les doigts sur le clavier sans réussir à les activer. Sa nouvelle thèse refusait d'avancer et ses pensées déviaient malgré tous ses efforts. Comment travailler sur le mythe des Llorona, ces femmes piégées dans leurs tourments, ces mères indignes aux destins tragiques, sans songer à sa propre situation ?
Elle soupira, luttant contre l'appel de ses mails, de l'aspirateur, de la chambre encore en travaux et de toutes ces tâches détestables qui devenaient cent fois plus intéressantes à cet instant. Tout plutôt que ce calvaire...
Comme en réponse à ses pensées, le téléphone vibra sur la table. En découvrant le nom qui s'affichait dessus, Alexia regretta son vœu muet.
— Salut, maman !
Simulacre de sourire et main dans ses longs cheveux en bataille alors que sa mère déballait des anecdotes qui n'intéressaient qu'elle. Son frère l'avait invitée à dîner la veille, avec des grenouillettes en entrée ; quelle idée, vraiment ! Son voisin Paul venait de déclarer un cancer ; quel drame, vraiment ! Et puis son amie Margot s'était fait voler son sac en pleine rue ; quel monde, vraiment !
Alexia bredouilla des fantômes de réponses, sans parvenir à feindre un quelconque intérêt pour toutes ces personnes qu'elle ne connaissait que de loin. Sa mère n'était pas méchante, mais certaines périodes s'avéraient moins propices à la politesse que d'autres et, depuis quelques mois, Alexia avait tant les nerfs à vif qu'elle pouvait prétendre à une carrière comme mannequin anatomique.
Un bruit lointain délogea son regard de l'écran. En se dirigeant vers son bureau en devenir, elle imaginait déjà un pot de peinture oublié en équilibre qui aurait fait le saut de l'ange.
La pièce se révéla en ordre ; du moins, autant qu'une chambre en pleine transformation pouvait l'être. Les débris de tapisseries à motifs enfantins dépassaient encore des sacs poubelle parqués dans un coin, les pots de couleurs rouge et blanc jalonnaient le parquet et, surtout, Alexia n'avait pas encore démonté le maudit berceau qui trônait au milieu. Déjà que son mari la blâmait en silence pour cette mise en chantier prématurée. « Ça fait que deux mois, c'est trop tôt pour ce genre de revirement. Et si on en faisait un autre bientôt ? Tu sais, c'est pas en niant ce qui s'est passé que... ». Le regard noir de la femme l'avait dissuadé de poursuivre sur sa lancée. À ce souvenir, elle songea que les travaux duraient depuis bien trop longtemps ; elle évacuerait ce couffin, dernier vestige de son enfer, dès aujourd'hui.
Un dernier regard circulaire lui confirma que rien ne clochait. Sans doute une fenêtre mal refermée qui avait claqué.
— Et puis, poursuivait sa mère, t'as entendu parler de ce quartier où tous les gens sont devenus fous en une nuit ? Quelle tragédie, vraiment...
De retour à la réalité, l'anthropologue acquiesça et rejoignit le salon. Elle ne prêtait aucune attention aux flash info qu'elle subissait chaque soir, mais son entourage et les blagues sur les réseaux comblaient ses lacunes en un temps record.
— Tout va bien ? T'as l'air ailleurs...
— Non, non, ça va. Un peu fatiguée, c'est tout.
— Pas étonnant avec ce qui s'est passé... Quel drame, vraiment ! Il faudra du temps mais...
La porte d'entrée s'ouvrit et un grand brun émergea, tout sourire. Il accrocha sa veste au porte-manteau et embrassa Alexia.
— Marc vient de rentrer, annonça cette dernière au téléphone. Je vais devoir te laisser.
Son interlocutrice tourna en boucle quelques secondes – « bien sûr oui, je rappellerai, je t'aime, bisous, à bientôt, on se rappelle » – avant de la libérer.
— T'es arrivé pile au bon moment, lança-t-elle à son homme. J'avais pas la tête à lui parler. Ni à personne d'autre, d'ailleurs.
— Ça s'est mal passé aujourd'hui ?
Elle ne releva pas la formulation étrange de cette question :
— Pas plus que d'habitude... Je bloque sur ma thèse mais c'est rien de nouveau.
— Tu vas te débloquer tôt ou tard, tu verras. Il manque juste le déclic.
— C'est pas avec ma mère qui appelle tous les jours que je l'aurais, le déclic...
— Elles sont toutes plus ou moins comme ça. Tu verras, t'y échapperas pas non plus.
Il ne sembla pas remarquer sa maladresse, gardant un regard franc et une expression joviale. Elle le savait de nature optimiste et il agissait depuis le début comme si leur problème n'était que temporaire. Mais jamais son déni ne s'était aventuré si loin...
— Je prends le relai, assura-t-il après un silence. Essaie de te reposer.
— Le relai ? Tu comptes écrire ma thèse à ma place ?
Il rit en secouant la tête et disparut dans le couloir.
Perplexe, Alexia se rassit devant son ordinateur, relut ses dernières lignes en quête d'inspiration. Peine perdue.
Après quelques minutes, elle se demanda ce que Marc pouvait bien faire dans le bureau. Il détestait cette pièce au moins autant que l'idée de la transformer si vite en salle de travail.
Elle avançait dans le couloir quand un rire éclata. Suivi de... gazouillis ? Marc jouait-il avec un... Non, elle chassa cette idée absurde.
Pourtant, elle ouvrit la porte avec précaution, craignant ce qu'elle découvrirait de l'autre côté.
Son mari se tenait au milieu de la chambre, berçant dans ses bras un bambin hilare.
Elle resta coite.
— Il était déjà réveillé, garantit Marc. Je t'assure que j'ai pas ruiné sa sieste.
— Sa sieste ? répéta Alexia, incapable de comprendre ce qu'elle voyait.
— Tu lui as donné le biberon il y a longtemps ?
— De quoi tu parles ?
— Le biberon ? Pour Arthur ?
— C'est qui, Arthur ?
Marc prit la question au second degré et approcha pour montrer le bébé qu'il portait :
— Très drôle ! Arthur, tu sais, notre fils ?
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La mère sans enfant
ParanormalAprès une fausse couche, une femme découvre un bébé chez elle. Son bébé...