Prologue - Une valse à trois temps

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Il y avait une immense salle sombre, comme la salle de bal d'un château, avec de lourds tapis rouges et ocres sur le parquet de chêne et des gravures anciennes sur les murs. Il y avait des jouets en bois dispersés au sol, et des livres d'images aux pages tachetées de graisse, et des fauteuils Louis XV en cabriolet, et un mur tapissé de gros volumes reliés.

Il y avait un piano.

D'un noir profond.

Long de plus de trois mètres, finement marqueté de motifs étranges, aux touches d'ébène et d'ivoire.

Le reflet scintillant d'une bougie posée sur le pupitre dansait une gigue sur le couvercle étincelant de l'instrument. Celui-ci provenait d'un bel épicéa des montagnes aux nœuds rares, coupé sur quartiers, séché pendant près de quarante ans, puis finalement assemblé à la main. Royal et fier, loyal et pur, il siégeait sur ce salon comme un prince sur son royaume.

Il y avait un homme, de dos, assis sur une banquette de velours taillée dans le même bois que son maître. Son regard fixe contrastait avec l'étonnante vivacité de ses doigts facétieux. Ils sautillaient tantôt de touches en touches à un rythme terrible tels des titans de vitesse, tantôt gaiement dans une cadence piquée et joyeuse, ou bien tantôt lentement telle une caresse dans un bercement triste et lent... La frénésie de ces doigts flirtant avec les gammes, agaçant un do moqueur, faisant hululer le la et titillant le ti, l'agilité de ces mains en délire, et la folie de ce pianiste faisaient rire les étoiles et danser la lune. Quand tous les soirs les premières notes résonnaient dans l'univers enchanteur du salon, une magie soudaine en faisait vibrer chaque recoin feutré. Elle glissait sur les parquets de chênes et leurs tapis rouges et ocres, elle chatouillait, moqueuse, les gravures endormies, elle jouait avec les bibelots épars, elle époussetait les Cabriolets et s'infiltrait dans chaque faille de la bibliothèque.

Une enfant aux yeux clairs était penchée vers l'intérieur du piano, ses rieuses boucles blondes trempant dans les entrailles de l'instrument. Tous les soirs, quand l'être boisé s'éveillait et entonnait ses mélodies nocturnes, l'enfant s'accoudait sur le châssis et observait d'un œil vif les tremblements sonores des longues cordes horizontales. C'était le spectacle sempiternel d'une enfance bercée au rythme des sonates et des mouvements.

Le pianiste était de ces hommes dont la vie est auréolée de mystère et de passion. Il vivait dans ce manoir environné de pins et de bois, à composer, la nuit, des hymnes pour sa fille aux yeux si clairs, et, le jour, à lui apprendre le monde et l'Homme. Une étrange union liait le père, l'enfant et le piano, comme un triangle de feu invisible et surnaturel dont l'harmonie ne dépendait que de l'amour et la vie de chacun des trois êtres.

La petite fille aux cheveux de lune s'approcha du pianiste et lui tira tendrement le bas de sa jaquette. La musique ralentit alors et le père tourna son visage vers l'enfant aux yeux si expressifs. Un regard, un sourire de la fillette, et une flamme étrange passa de l'enfant au pianiste, puis du pianiste à l'instrument, et l'homme, la fille et le piano se rejoignirent aussitôt. Dans un désir commun.

Un silence de sable résonna quelques instants et sur un mouvement de l'enfant l'homme effleura le bois du piano qui fredonna le début d'une mélodie à la fois triste et gaie. Nostalgique et entrainante. Creuset de mille émotions épurées par la beauté de l'instant et la douceur du morceau. Joyau de la danse et de l'ouïe. Unique. Car chaque soir, le pianiste dessinait un nouveau chant en fonction de l'émotion de l'heure. Il saisissait au plus intime les passions impalpables du triangle de feu et les traduisait dans cette mélodie aux intonations d'alchimie.

Cette musique éphémère et pénétrante, mélancolique et belle, c'était une valse.

Une valse à trois temps.

Valse à un angeWhere stories live. Discover now