SAIA

Jour 0,

Dimanche 4 juillet,

« La Farawila »

Jumeirah, Dubaï - 16h40

« Nous sommes en train de découvrir que Quelque Chose se développe dans le Monde, au moyen de nous — peut-être à nos dépens. Et, ce qui est plus grave encore, nous nous apercevons que, dans la grande partie engagée, nous sommes les joueurs, en même temps que les cartes et l'enjeu. »

Pierre Teilhard de Chardin, in Le Phénomène Humain

Salah serra le frein à main devant le portail sécurisé. Le nom et l'adresse correspondaient, c'était bien cette villa ci, ils étaient enfin arrivés. La rue était déserte à cette heure de l'après-midi, encore écrasée par le brûlant soleil dubaïote. Les seuls signes de vie étaient les palmiers dattiers luxuriants, émergeant çà et là par-dessus les murs des jardins privés, et le cliquetis des systèmes d'arrosage automatique qui abreuvaient les pelouses des résidences.

Personne ne parlait dans le range rover. Les cinq hommes savouraient l'instant. Ils humaient en silence l'air frais, profitaient une dernière fois du parfum des fleurs. Il se trouvait qu'ils n'avaient jamais rien vu de pareil. Quelle beauté ! Quel luxe ! Quel gaspillage également que toute cette eau perdue pour alimenter l'orgueil démesuré de leurs propriétaires...

Ils entendaient la musique impie qui s'élevait de la villa, en face d'eux, sentaient l'odeur forte de porc grillé qui s'élevait dans l'air. Ils festoyaient sans pudeur, pensa Salah, pendant que les siens mouraient sous leurs bombes.

Dieu était avec eux. Ils avaient pu le vérifier à chaque étape de leur équipée. C'était un miracle qu'ils soient arrivés jusqu'ici. Il n'avait aucun doute. Ou plutôt il s'efforçait de n'en avoir aucun. Il jeta un coup d'œil à ses quatre compagnons. Il le savait sûrs. Avec eux, tout se passerait bien. Il suffirait qu'il leur donne l'exemple. Il ne devait pas faillir. Pas maintenant. Ils étaient allés trop loin.

Il restait une dernière étape. Salah sortit du véhicule et s'approcha du portique. Il sortit son vieux carnet et tapota le code qu'il y avait consigné. Le lourd portail s'ébranla. Une fois de plus, Dieu était avec eux. Le petit groupe entra dans le jardin. C'était un endroit merveilleux, là un massif de roses, ici une petite fontaine. Salah aurait voulu graver ces images pour toujours. Ils étaient maintenant devant la porte d'entrée de la villa. La musique était encore plus forte. Il entendait maintenant distinctement les rires et les éclats de voix.

Il ne restait plus qu'à exécuter ce pour quoi ils avaient fait tant de chemin.

Il regarda derrière lui, Abdul finissait de fixer sa bande d'alimentation à sa mitrailleuse PKM. Salah inspira profondément. Il enleva le cran de sécurité de son AK-47, chambra une cartouche et mit l'arme en mode « rafales libres ». Il ouvrit la porte d'un violent coup de pied. D'ici une heure, il aurait retrouvé ses parents et ses deux fils.

5 juillet,
« Paris »

L'ascenseur s'ouvrit, Sophie renfourna son portable dans son sac à main – elle reprendrait sa revue de presse plus tard. Elle avait cinq minutes avant son premier rendez-vous de la journée avec l'un de ses doctorants. Comme à son habitude elle salua son assistante d'un signe de tête rapide et se rua dans son bureau, pour, dans un même geste, s'asseoir, poser son gobelet de café et allumer son ordinateur. Elle profita des quelques secondes pendant que celui-ci s'allumait, pour, comme à son accoutumée, embrasser le panorama des toits parisiens qui s'offrait à son regard. Le sixième étage de l'ENS offrait une perspective incomparable sur la capitale et le quartier latin, tout irradié d'un magnifique soleil estival. À côté de la silhouette majestueuse du Panthéon, c'étaient les tours élancées de Louis-Le-Grand, la Sorbonne, Saint-Étienne-du-Mont, et au-delà, les flèches de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle, qui se découpaient sur l'horizon.