C'était la dernière semaine d'août et ça sentait la rentrée de la station Édouard-Montpetit à Côte-des-Neiges, sur la ligne bleue. L'université sur la montagne s'apprêtait à accueillir de nouveau ses étudiants, leurs ambitions et leurs hormones et il y avait une forme d'électricité dans l'air, une sorte d'effervescence propre aux nouveaux départs.
Des groupes d'initiés se promenaient en arborant des t-shirts identiques de couleur flash, les identifiant à leur programme, des peintures de guerre et un air confus, transportant des caisses de bière, des tours de verres en plastique rouge et des sacs de glace sous les ordres de leurs chefs et j'ai souri en sachant très bien que je serais comme eux dans la prochaine heure.
Mes amis du cégep ne comprenaient pas trop mon intérêt pour les initiations. On avait passé des heures à débattre et ils m'avaient exposé leur dégoût pour ces journées où on allait les barbouiller de crème fouettée et les faire boire jusqu'à ce qu'ils soient malade, si toutefois ils daignaient s'y présenter. J'avais eu beau leur dire que c'était une excellente façon de rencontrer ses nouveaux camarades de classe et qu'on s'était inscrits dans des universités québécoises, pas comme figurants dans American Pie, ils n'avaient pas changé d'idée.
De toute façon, ce n'était pas comme si on allait s'y voir. Ils terminaient Sciences nat avec une cote R de feu et s'en allaient tous en médecine, pharmacie ou optométrie. Moi, je terminais Sciences nat avec une cote R de 22 et je m'en allais en littérature.
Que ce soit l'un des seuls programmes qui demande une cote R aussi basse m'arrangeait: c'était aussi l'un des seuls programmes qui m'intéressait. Je riais tout bas en me disant que l'université ne pouvait pas vraiment se permettre d'être sélective envers les candidats d'un cursus à la suite duquel ils avaient très peu de chances de décrocher un emploi.
Après 2 ans à me faire suer avec des formules mathématiques et des rapports de lab, je méritais définitivement une pause et, en remontant Louis-Collin vers le Pavillon Lionel-Groulx, point de rencontre des initiations de LittFra, je me suis promis de m'en faire avec mes opportunités d'embauche seulement à la fin du bac.
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Un petit groupe d'initiés attendait déjà sur le trottoir, entourés d'étudiants de 2e et 3e année qui, visiblement, avaient passé leur été dans un camp de jour. Parmi eux, une fille que j'avais croisée dans le métro déguisée en grande brûlée (après tout, le thème de nos initiations était Barbares, Babar et tartare : Après le feu, pas moyen d'avoir Harry Potter ou Bob L'Éponge comme tout le monde) et un seul gars, déguisé en chevalier prêt à repousser les barbares. Pas spécialement mon genre, châtain aux yeux foncés alors que je préférais les bruns, mais indéniablement beau. On se regardait tous en riant nerveusement, n'osant pas s'aborder, écoutant les conversations des initiateurs qui, eux, semblaient très bien se connaître. J'ai d'ailleurs rapidement compris que les chefs initiateurs, des 3e année, étaient l'un des couples chouchou de LittFra et ça a été plus fort que moi: en l'espace d'un quart d'heure en leur présence, ils sont devenus le but à atteindre. En 3e année, je voulais avoir ça, je voulais être eux.
Je ne suis pas certaine que le #relationshipgoals avait été inventé à ce moment-là, mais, avoir eu un compte Instagram, je l'aurais sûrement lancé.
D'autres initiés se sont joints au groupe, dont plusieurs filles exubérantes et quelques gars plutôt timides. Les chefs initiateurs nous ont demandé de former deux rangs [Le chevalier est venu se placer à côté de moi.] et de se tenir par la main pour monter les 8 étages jusqu'au local étudiant, le mythique Soulier de Satin.
- Je m'appelle Francis, a dit tout bas le chevalier en prenant ma main.
Sa voix était grave, vaguement charmeuse, et, maintenant que je l'observais de plus près, je me rendais bien compte qu'il devait avoir bien plus que 19 ans. J'ai hoché la tête et souri.
- Anne-Julie.
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Après avoir visionné un court-métrage sur le programme qui nous attendait et avoir officieusement posé la balise qu'aucun emploi ne nous attendait à la fin de nos études en lettres (ce qui a provoqué l'hilarité des initiateurs et le désarroi des initiés peu préparés), nous sommes descendus sur le terrain qui nous était réservé avec tout l'alcool qui nous était destiné. Des équipes de 5 ont été formées au hasard, et, le hasard faisant bien les choses, je me suis retrouvée dans la même équipe que Francis et Jessica, la fille du métro.
Grâce à l'originalité de leurs costumes à tous les deux, nos bonnes réponses au volet scientifique du Bols et bolles (sorte de Génies en herbe, l'herbe en moins) et notre rapidité à se comprendre, notre équipe menait largement et nos initiateurs étaient plus que satisfaits de notre performance.
Pour la dernière épreuve, nous devions former une file. Le premier initié devait plonger sa tête dans un sceau d'eau, récupérer un aliment à l'intérieur avec sa bouche et le passer à ses camarades qui, de bouche en bouche, devaient le mener au 2e sceau, au bout de la file. La première équipe qui parvenait à faire passer tous ses aliments remportait l'épreuve. Jess s'est placée au centre, Francis en 4e position et moi, bonne dernière. Nos initiateurs nous ont regardés droit dans les yeux et nous ont avertis:
- Il y a plusieurs aliments dans le sceau. Un poivron, un oignon, un céleri et deux œufs. Il faut être rapides, mais efficaces. Les œufs, le meilleur moyen de ne pas les briser, c'est de les prendre au complet dans votre bouche et de les propulser dans la bouche de l'autre sans qu'ils n'accrochent vos dents. Vous avez tous déjà frenché? Bah, c'est pareil.
- Et si, par malheur, vous échappez un aliment par terre, vous le ramassez avec votre bouche et vous CONTINUEZ. C'est clair?
À ce moment de l'après-midi, on était suffisamment saouls pour hocher la tête sagement.
- GO!
L'épreuve se passait très bien pour nous, bien plus que pour les autres équipes qui, au grand désespoir de leurs initiateurs, avaient complètement pelé leur oignon, fendu leur poivron et cassé leurs œufs sur leurs t-shirts avant la fin de la file et ne pouvaient plus participer. La compétition était féroce entre la dernière équipe restante et nous, jusqu'à ce que l'initiée en seconde position échappe notre dernier œuf et qu'il s'écrase au sol. Pendant une seconde, le temps a semblé s'arrêter. Les regards étaient rivés sur nous. Et puis Jess s'est jetée par terre, a aspiré l'œuf liquide, l'a transféré à Francis, qui me l'a refilé pour que je puisse le cracher dans le sceau en hurlant de joie.
Et c'est comme ça qu'on a remporté les initiations.
Grâce à Jess, qui a suivi les consignes de nos initiateurs à la lettre. Et à Francis, qui m'a frenchée avec un œuf coulant dans la bouche.
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Flirtationship
ChickLit«Flirtationship»: More than a friendship, less than a relationship. Anne-Julie a 19 ans, une admiration sans borne pour Taylor Swift et un taux d'alcoolémie dans le sang passablement élevé lorsqu'elle rencontre Francis aux initiations de littératur...