À la recherche du silence

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Le silence... Il avait toujours fait partie de ma vie avant. Mes parents étaient tous deux muets et je parlais très peu, préférant user du langage des signes. C'était toujours très silencieux à la maison. Le calme plat, la sérénité. Mais ça, c'était avant. Depuis que j'étais ici, depuis que mes parents étaient morts, je n'avais connu que le bruit, la cacophonie, un brouhaha constant. En plus des bruits normaux et inévitables comme le craquement du plancher ou le crépitement du bois dans le foyer, il y avait ceux causés par les autres orphelins qui vivaient avec moi : les bruits de pas, les cris, les voix, les pleurs, les objets qu'on échappe et encore beaucoup d'autres. Trop d'autres. Chaque son, chaque voix et chaque écho me paraissaient étonnamment puissants en comparaison à ce qu'ils auraient dû être et agressaient mes pauvres oreilles d'enfant.

Les autres ne semblaient pas comprendre ma situation. Tous à faire comme si c'était normal, comme si le niveau de décibels ne nous vrillait pas les tympans à tous. J'étais la seule à souffrir de cette situation et tout le monde s'en fichait. Personne ne faisait réellement attention à moi, pas même le personnel ou les adultes qui nous servaient de parents d'attente. Dans cet orphelinat, nous étions une trentaine. Près de quarante si l'on comptait Linda et François ainsi que le personnel de l'établissement. Trois bébés, seize enfants, neuf ados, huit adultes et une fille de douze ans quasi invisible.

- Ella Desrosiers! Viens m'aider.

Fabienne, la cuisinière. Chaque jour, elle demandait à une personne différente de venir l'aider. Il fallait se serrer les coudes, comme elle disait. Au nombre qu'on était, tout le monde se devait de participer. À moins d'être en bas de huit ans ou d'être malade, impossible de lui échapper.

Je n'aimais pas aller à la cuisine. Déjà que je devais endurer le tintamarre des autres, en cuisine c'était pire. Entre les chaudrons qui s'entrechoquaient et les cris de Fabienne qui hurlait des ordres à ses cuistots, le bruit était insoutenable. Mais encore une fois, j'étais la seule à m'en plaindre.

Voyant que la cuisinière s'impatientait, je me rendis en cuisine pour mettre fin le plus vite possible à mon calvaire. Elle hurlait ses ordres à ses deux assistants ainsi qu'à moi avec une voix qui aurait sans doute pu réveiller un mort. Quand j'eus finalement terminé et que je pus repartir dans un endroit sensiblement plus calme, je le fis sans hésiter. Mon moment de calme ne durât pas longtemps car trois filles surgirent dans le dortoir en parlant super fort.

Dans cet orphelinat, le silence total était introuvable. Dans la grande salle, il y avait le brouhaha des conversations qui résonnait dans le couloir et même parfois jusqu'aux dortoirs. Dans la cuisine, c'était l'enfer niveau bruit et même dans les chambres il y avait toujours du monde. Ils ne faisaient pas attention à moi et parlaient, criaient presque. Même dehors c'était infernal. J'entendais les voitures au loin (elles ne me semblaient pas si lointaines d'ailleurs) et François qui passait la tondeuse. C'était débile comment il la passait souvent.

Les trois filles (dont je n'avais jamais pris la peine d'apprendre les noms) parlaient (hurlaient) qu'un certain Mathieu avait embrassé la plus grande du groupe sur la joue (10 ans, une rouquine aux yeux gris). Hystériques, les deux autres (une blondinette plus pâle que la mort et une autre blonde vêtue de beaucoup trop de fluo, toutes deux neuf ans) ont tout de suite réclamé des détails. Rouquine s'est empressée de tout leur raconter sans en oublier un seul.

J'avais beau me boucher les oreilles, m'enfoncer la tête sous mon oreiller ou essayer de me concentrer sur autre chose, rien à faire. Leurs voix stridentes continuaient de me casser littéralement les oreilles.

- VOUS POUVEZ ARRÊTER DE CRIER? finis-je par hurler.

Même mon cri me semblait moins fort que les effroyables sons que produisaient leurs cordes vocales.

Les trois filles se turent un infime instant.

-De quoi tu parles, Ella? me dit Plus-pâle-que-la-mort. On chuchote.

Elles me jugèrent longuement du regard avant de retourner à leur conversation, un tantinet moins fortement. Je les dévisageai un court instant avant de déguerpir pratiquement en volant jusque dans la cour arrière. Je m'effondrai à genoux au centre de la vaste pelouse que François était une nouvelle fois en train de tondre en me tenant la tête à deux mains.

Le bruit. Partout. Fort. Trop fort. La tondeuse, les pas, les voix, les voitures. Tout. Amplifié; amplifiant. Je me mis à hurler, tentant de couvrir la cacophonie qui s'immisçait dans ma tête.

- Ella. Ella!

Ce fut la gifle qui me ramena à moi. François me regardait, un peu inquiet. Le bruit était revenu à la normale. Enfin, à la normale pour moi.

- Ça va? Tu devrais aller te reposer. Je vais dire aux autres de ne pas te déranger.

- Ouais... ouais je vais faire ça...

Enfin quelqu'un se souciait un peu de moi. Enfin quelqu'un voyait que j'allais mal. François fit vider le dortoir pour que, pour une fois, je sois seule et demanda à tout le monde de faire moins de bruit pour éviter de me déranger.

Mais ça n'a pas marché.

***

Six jours. Six jours que j'étais là, assise sur mon oreiller, les jambes repliées contre ma poitrine, les bras enroulés autour, le menton sur les genoux et le regard écarquillé et vide, fixant le mur devant moi. Je mangeais à peine, dormais encore moins et ne répondais à personne. Le médecin n'avait rien trouvé d'étrange chez moi, n'avait rien vu de ce qui pouvait provoquer mon état. Il était parti et j'étais toujours là, à me balancer et à murmurer «silence» en boucle. Les autres m'évitaient, me craignaient, mais jamais le bruit ne fut diminué. À mes oreilles, il s'intensifiait de jour en jour. C'était de pire en pire. J'en avais assez.

***

J'avais toujours aimé la nuit. C'était le moment le plus calme de la journée. Avec papa et maman, j'adorais aller observer les étoiles. Nous y passions des heures, sans un mot, sans un bruit. Durant les quatre dernières années, mes nuits n'ont pas cessées de devenir de plus en plus tonitruantes jusqu'à être aussi infernales qu'elles l'étaient à ce jour. Ma voisine de lit ronflait, les voitures grondaient au loin, Fabienne était toujours aux cuisines et j'entendais les garçons chuchoter à l'autre bout du couloir comme s'ils étaient à deux mètres.

Les casseroles de la cuisinière se turent pour laisser place au ronronnement cacophonique du chauffage central et aux aboiements des chiens du voisin le plus proche, sept cents mètres plus loin. Le grincement du sommier sous le poids plume de Blondinette Fluo me donna l'impression de m'être fait ouvrir le crâne en deux. J'en avais assez.

Pour la première fois en près d'un mois, je mis le pied au sol. Le plancher ne grinça pas, le sommier non plus. J'atteignis le couloir dans la discrétion la plus complète. Plus subtile que la Mort elle-même, je rejoignis le bureau de Linda. Le grattement de la mine contre le papier résonna comme le brouhaha de mille voix. Le bruissement de la feuille que l'on froisse retentit comme un boulet de canon.

Un silence de plomb de ma part et une cacophonie infernale du reste du monde accompagna ma traversée jusqu'au cabanon et mon retour. Sans un mot, mon départ se fit.

J'allais retrouver les étoiles; j'allais retrouver mes parents; j'allais retrouver le silence.

***

Le lendemain matin, on ne retrouva que le cadavre d'Ella Desrosiers. Sa nuque brisée par la corde, ses cheveux châtains camouflant son visage, ses yeux vides, sa voix à jamais silencieuse, son âme libérée.

Rouquine fut celle qui la vit la première; Fluo, celle qui cria; Fabienne, celle qui écarta les plus jeunes; François, celui qui la décrocha et Linda, celle qui vit et lut la note froissée dans le poing de la jeune orpheline.

«Je ne demandais que du silence. Vous ne me l'avez jamais donné; vous l'avez chassé. Je suis partie le chercher.»

On n'entendit plus jamais un seul son dans cet orphelinat. Seulement un silence lourd, pesant. Un silence de mort. 

À la recherche du silenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant