Aucun souvenir. Aucune image. Rien. Juste une sensation bizarre, une sensation... visqueuse ? Des formes apparaissent doucement, alors que mes yeux reprennent vie : je suis face à un mur carrelé au centre duquel se trouve ce qui pourrait être un grand miroir – je remarque étonnamment les petites attaches le retenant en bas et au-dessus – mais semble n'être qu'une grande flaque de noirceur liquide, rectangulaire et verticale immaculée. Un lavabo sale se dessine sous le miroir, l'eau gouttant silencieusement du robinet maculé.
Mes yeux perçoivent quelque chose depuis plusieurs minutes : des flash infiniment brefs mais atrocement lumineux qui percent aléatoirement la pénombre. Je me rends alors compte que de chaque côté du mur en face de moi se trouvent des passages, le mur n'étant qu'une séparation au milieu d'une pièce unique. Les flash lumineux éclairent violemment le carrelage blanc des parois, accompagnés d'un grésillement irrégulier particulièrement bruyant dans le silence ambiant.
Je penche la tête et lève les mains, et je comprends la sensation visqueuse : je suis couvert d'une substance rouge collante sous les doigts, à l'odeur soudain puissante, que je n'ose encore nommer. Je redresse la tête, et à chaque éclair de lumière s'imprime sur mes rétines le reflet d'un être couvert de cette substance rouge, au point que ses vêtements en sont indéfinissables, les cheveux en bataille, le regard halluciné, perdu dans la flaque noire.
Le reflet se déplace, et disparaît hors du miroir tandis que j'avance vers l'une des ouvertures sur le côté du mur. Sous mes pas un autre miroir, rouge et visqueux, intouché jusqu'à mon avancée, avalant mes traces de pas derrière moi – je me retourne et regarde, fasciné, leur disparition, comme si une part de moi-même était aspirée sous cette surface de nouveau lisse.
Je relève la tête sur une scène intermittente : des murs blancs mouchetés de rouge sur presque toute leur hauteur, au bas desquels de grosses coulures se rassemblent pour venir disparaître dans le miroir rouge au sol ; au centre, une baignoire emplie et dégoulinante de rouge ; et au plafond craquelé, un néon à demi décroché faisant chaotiquement passer l'ensemble du néant à la réalité. La baignoire est pleine, à ras bord, d'un autre miroir lisse et rouge, immaculé et tellement attirant, nourrissant celui du sol par de nombreuses veines rampant sur ses flancs.
Fasciné, je m'avance, ignorant les bruits de succion dégoutants que font mes pieds. Un bruit sourd, un frémissement, et à la surface de la baignoire se propagent de très légers remous tandis que, imperceptiblement, le niveau descend. Absentes un instant, présentes au flash lumineux suivant, des formes commencent à percer la surface, recouvertes du même liquide rouge les libérant lentement de sa gangue poisseuse, et la sensation désagréable de petites vagues molles et chaudes venant s'affaisser sur mes pieds me fait réaliser que la baignoire se vide au sol de la pièce.
Une infinité d'éclair virulents plus tard, la baignoire à moitié vide, les pieds baignant dans le liquide désagréablement tiède, je comprends que les formes emplissant la baignoire sont des morceaux humains, oreille, doigt, œil, morceau de chair indéfinissable, cœur ?, masse spongieuse frémissante, et j'ose enfin nommer ce liquide rouge qui m'enserre : du sang. Comme si le fait d'accepter de prononcer – très bas, comme un souffle – ce mot ouvrait d'un coup une porte auparavant bloquée, des flots d'images me viennent, remplissant les moments de ténèbres entre les flash lumineux de corps entiers que je tranche, coupe, ouvre, écarte, manipule, mutile avec violence dans cette même baignoire, sous la lumière crue et flageolante d'un néon faiblissant.
Tétanisé sous le flot d'images horribles, absurdes, affreuses, et surtout rouges, rouges, rouges, que ce soit les souvenirs ou le présent, les ténèbres ou la lumière cruelle, je sens d'un coup que je peux de nouveau bouger et je m'affaisse lentement, me recroquevillant en position du fœtus dans le sang recouvrant le sol, qui bientôt, doucement, tendrement, recouvre mes yeux, mon nez, ma bouche...
Aucun souvenir. Aucune image. Rien. Juste une sensation bizarre, une sensation... visqueuse ?
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Miroirs
Horrorun autre petit texte romancé à partir d'un cauchemard (plus vieux que le précédent), bien plus horrifique.