Le Tonneau des Danaïdes

206 18 0
                                    

Les rayons du soleil viennent frapper durement mon visage encore endormi, alors que la douce brise marine vient me titiller les narines. Le léger mouvement de roulis du bateau me révèle que nous ne sommes encore stationnés dans la baie. Il y règne déjà une chaleur mortelle malgré l'horaire matinale, le soleil étant un grand amoureux des coups de soleil et autres insolations, pour le plus grand malheur des vacanciers. L'air est humide et emprunt des embruns marins qui s'infiltrent jusque dans les cabines et viennent se coller sur peaux et vêtements, rendant l'ensemble des fournitures poisseuses en un rien de temps. N'échappant point à la règle, mes draps collent à la peau nue de mes cuisses, et mes cheveux sont complètement ondulés. Je grogne et m'extirpe avec difficulté de l'embrassade humide de mon lit. Mes seins retombent le long de mon torse, mes cheveux s'agrippent à ma peau et la fouette en retombant.

Décidément, la vie en mer est bien moins sensuelle que ce à quoi je m'attendais.

Je m'appelle Ange, et on a l'habitude de me dire que mon prénom me va comme un gant. Je ne suis pas particulièrement vantarde, mais je ne peux que difficilement nier ces faits: je suis plutôt bien dotée de naissance. J'ai de longs cheveux couleur or qui cascadent en ondulant dans mon dos quand je les relâche. J'ai un visage fin et bien équilibré, des yeux d'un bleu profond, une bouche pulpeuse, un ensemble m'ayant menée à poser pour de nombreuses grandes marques dans le passé. Pour ne pas être en reste, j'ai des formes plutôt généreuses, je ne prends pas beaucoup de poids et suis en général assez sportive. Je n'ai jamais eu non plus de difficultés à l'école, me plaçant facilement dans le haut des classements où que j'aille, et la richesse familiale ne m'a jamais fermé aucune porte.

Pour couronner le tout, je suis fiancée à Marco, un magnifique italien au cheveux bruns, au torse musclé, aux remarques plaisantes et au portefeuille très bien garni. Je suis déjà rentière, et lui joue en bourse: notre vie est pour ainsi dire déjà posée et décidée, comme si le fil en avait déjà été écrit et qu'il ne me restait plus qu'à me plier à ses exigences.

Tout d'abord, les fiançailles, étape franchie il y a quelques mois sur une gondole à Venise, où mon beau Marco m'avait emmenée en voyage. Puis, dans quelques mois, le mariage: nous hésitons sur le lieu de la cérémonie, mais ce sera tres probablement en grande pompe, et en compagnie d'une bonne frange du gratin européen. Nous vivrons ensuite un idylle de quelques années, puis auront deux enfants, de préférence un garçon et une fille, et nous devrons nous fixer. Marco aime la côte d'Azur, je pensais plutôt à Beverly Hills: nous aurons le temps de choisir d'ici là.

C'est un programme chargé, un beau programme dont toute personne pourrait rêver. Ne jamais avoir à travailler, et pourtant se laisser porter dans une vie de rêve par les flots infatigables du temps.

Mais étrangement, ces projets qui m'émoustillaient tant dans les premiers temps de ma vie ont fini par me lasser.

Comme tout le reste. Cette vie, cette richesse, cette facilité... ces derniers temps, tout me semble fade et morose. Froid et terne. Ennuyeux, et vide, comme la cruche sans fond des Danaïdes qui jamais ne se remplissent malgré tout ce qu'on peut y verser. Je ne suis plus qu'une coquille se laissant balader dans une vie de rêve qui n'a plus aucun sens à mes yeux. Un rêve quotidien n'a plus rien d'un rêve, et le bonheur perd toute sa saveur quand on le goût continuellement. Le luxe n'est qu'une tentative vaine de se rassurer dans un monde qui n'a rien à faire de moi.

L'argent ne suffit pas à faire le bonheur, et j'en fais la cruelle expérience.

Voyant mon état, Marco a décidé de m'emmener en voyage, mais un voyage différent des autres: une croisière dans le pacifique à bord de son yacht nouvellement acquis. Un changement de rythme radical, une nouvelle vision du monde et de l'espace, des paysages idylliques, et une épopée océanique unique.

J'ai cru revivre en l'apprenant. Je me suis brûlée d'impatience en arrivant au port de St Tropez, je me suis envolée au septième ciel en apercevant la ligne élégante de notre navire. Mais j'ai rapidement déchanté. L'espace est exiguë, le pacifique est loin, l'humidité est aussi omniprésente que l'ennui. Marco passe ses journées à jouer les traders dans sa cabine, trouvant dans le travail une parade à la morosité qui, telle un oiseau de proie aux ailes grises, s'est abattue sur moi. Le long voyage au fil de l'eau s'est mué en longue déprime au fil de l'ennui, me laissant seule sur le pont à compter les vagues. J'ai tenté de trouver un peu de réconfort auprès de John, notre skipper. Il s'est avéré très vite qu'il n'était pas désinteressé à l'idée d'une petite amourette discrète avec la future femme de son patron, et je dois avouée que je me suis moi même prise au jeu. Marco enfermé dans ses chiffres, j'ai joué les femmes fatales autant que les saintes nitouche, j'ai fais semblant d'être intéressée avant de me montrer longuement distante. Mais il s'est avéré très vite que John n'était pas à la hauteur de la montagne de mon ennui. Il était trop dragueur. Il n'était pas assez fin. Il se contentait de me lancer des sourires pseudo virils et des phrases pré construites d'une banalité affligeante. En un rien de temps, le simple fait de le voir tenter d'engager la conversation m'ennuyait plus que le fait de me laisser aller à mes solitaires et nocives pensées.

J'enfile mon maillot de bain une pièce. Il est noir, avec des lanières dans le dos marquant mes formes. Je l'aimais beaucoup, quand je l'ai acheté, avant de partir. Maintenant, il est juste un rappel quotidien de cette humidité omniprésente et de cet ennui constant. Quelques pas dans le couloirs me suffisent à confirmer la présence de Marco dans sa salle de jeu - dont il ne sortira probablement que pour manger ce soir. Je soupire, avant d'emprunter l'étroit escalier montant sur le pont principal. Et là, une vue magnifique s'offre à moi: la vue d'un lagon bleu turquoise dans lequel mouille le yacht, entourant une petite île tropicale dont seules quelques cahutes sont visibles. Un simple lieu de ravitaillement, loin d'être un lieu de plaisance pour les touristes comme nous. Mais je ne peux m'empêcher de m'émerveiller devant cette beauté qui s'ouvre à moi, devant cette nature indomptable et indomptée, qui semble me contempler avec une condescendance certaine ainsi qu'une confiance aveugle. Que j'aimerais descendre sur cette île...

Mais non. Ce n'est que du ravitaillement. Nous ne nous arrêtons pas pour le tourisme.

"Nous arriverons bientôt en vue des perles du pacifique, et vous comprendrez que ça n'a rien à voir avec une petite île miteuse comme celle-ci" m'assure John.

"Bientôt? Dans combien de temps?"

Quelques jours... c'est flou. Je m'attends à pas moins d'une semaine. Encore une semaine d'arrêts pleins de faux espoirs, d'îles inaccessibles, de John la sangsue, de Marco l'absent. Une semaine d'ennui, de roulis, de tangages, de vagues, de chaleur, de pluies à peine rafraichissantes, de sel...

Une semaine dans le meilleur des cas.

Le tonneau des danaïdes engloutit tous ces problèmes.

L'île aux chats [INAC]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant