Dans la Tempête

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Cette nuit, nous avons essuyé une tempête. Quand John l'a annoncé à la radio de bord, je me suis levée de mon lit d'un bond. Une tempête? Fantastique! J'en suis rabaissée à un point de vide qui me pousse à désirer la moindre once de nouveauté; le danger en est la saveur la plus exquise, l'inconnu et l'imaginaire l'accompagnent. Je m'imaginait déjà telle une Ulysse des temps moderne, forcée de devoir mener son bateau contre les implacables forces divines des éléments! Quelles seront les sirènes de mon épopée? Les cyclopes de mon odyssée? Homère osera-t-il mettre en mon chemin une Circée, me retenant dans le filet de ses amours afin de me priver de tout espoir de retour par son égoïste hybris? Je m'imaginais déjà prenant le contrôle du bateau après que John eut été frappé par un éclair, glissant le long de vagues plus hautes que la plus haute des constructions humaines, telle une fourmi se débattant pour sa survie au milieu d'un troupeau de géants éléphants détruisant tout sur leur chemin. Je me pensais déjà seule, rescapée sur une île tropicale, une de celle dont j'ai si envie de faire la connaissance tant elles m'attirent, mais sur lesquelles je n'ai toujours pu poser un pied, paradis inaccessibles, Edens placés sous mes yeux mais ôtés à ma portée en un insupportable supplice de Tantale. Oui, seule sur cette île, j'y rencontrerait moults dangers et multiples alliés, parmi lesquels un Patrocle dont je serait l'Achille, un Pâris dont je serais l'Hélène. Nous vivrions de chasse et de pèche, profitant au jour le joue des bienfaits de la nature et ne se souciant pas du lendemain, des projets, de la vie de famille... quelle magnifique Odyssée m'emporterait ainsi loin du vide de ma vie, semblable au froid glacial régnant loin, dans l'espace intersidéral.

L'Homère moderne est bien piètre Aèdre, ou bien les Dieux sont ils dépourvus de griefs à mon égard. Ce ne fut qu'un petit orage insignifiant, une tempêtette, quelques vaguelette par ci par là me secouant un peu, et la pluie, toujours aussi peu rafraichissante dans ce désert aqueux où le soleil me brûle continuellement, sans pour autant faire disparaître l'humidité qui me serre. Le vent fut à peine une consolation. Quand je demandai à John si toutes les tempêtes étaient ainsi, il m'affirma que "Non, certaines sont bien plus grosses, mais nous serions restés au port si telle avait été celle ci".

Fantastique. Mon Odyssée est donc condamnée à sombrer dans les flots calmes d'un port à l'abri des éléments, loin du danger pouvant m'arracher à mon ennui. Ulysse, tout héros qu'il fut, vivait à un temps bien plus intéressant. Où ont donc disparu les Dieux et les héros? Qui a tué tous les monstres et les démons? Qu'est-il advenu de la folie aventureuse, des premiers pas des sciences, quand la moindre découverte déchainait les foules? Dans quel abîme sombre s'est enfoncé la folie de l'imaginaire humain?

Et quel est le sens de vivre une vie privé de tous ces plaisirs secrets et coupables de l'humanité que sont l'aventure, la découverte, la réussite?

Je sors de cet épisode de tempête encore plus morose qu'auparavant. Même si mes attentes étaient trop grandes, la moindre petite étincelle d'imprévu aurait suffit à allumer le flambeau de ma joie. Au lieu de cela, voilà allongée sur mon transat, comme tous les jours, à ne pouvoir contempler que les variations de bleu du ciel.

Zeus est aussi absent que Poseidon dans cette morne réalité.

Marco semble avoir lui même abandonné l'idée de me sortir de cet étrange sensation de vide qui m'étreint.

-Ce n'est pas grave, ma chérie. Nous avons vécu beaucoup de changement en peu de temps, cela te passera. Il faut laisser au temps l'oeuvre de guérison.

Aurait-il l'horrible cruauté de penser que la trop grosse occupation est la cause de mon état? Mais qui es-tu, bel éphèbe qui aime à partager ma couche, à parcourir mon corps de long en large, de haut en bas, de la surface jusqu'à la profondeur? Ne vas-tu donc pas assez profond en moi pour connaître la nature des mes sentiments? Pourquoi refuses tu les simples raisons que je donne à mon mal, pour reposer les tiennes au dessus, comme on recouvre un papier peint dont le motif ne nous plait pas? Pourquoi te laisserais-je donc l'accès au plaisir puisque tu es incapable de m'en faire retirer le moindre.

Seule, sous un soleil brûlant, allongée sur un transat perdu au milieu du désert océanique, mes larmes s'évaporent avant d'avoir pu rouler jusqu'au bas de mes joues. Elles sont salées comme la mer et humides comme ma solitude, ma solitude au lit le soir quand il s'endort avant mon extase, ma solitude lorsque je laisse trainer mes jambes nues dans l'écume du sillage, ma solitude lorsque je fixe l'ether à me demander:

-Comment peut on avoir autant et se retrouver si triste?

Mes larmes ont le goût amer de l'ennui et de la frustration. Mon coeur est lourd du vide abyssal de mes envies. Je tourne et retourne les mêmes pensées dans ma tête sans arriver à leur donner plus de sens à chaque fois. J'ai la sensation d'être prise d'une fièvre mortelle qui dévore mon corps et fait délirer mon esprit. Si je fermais les yeux, peut être m'envolerais-je... peut être pourrais-je donner un sens à cette vie qui n'en a pas. Peut être que tout alors irait mieux.

Oui... il me suffit de fermer les yeux. Soustraire mes pupilles aux rayons assassins d'Helios autant qu'au morne bleu du ciel.

S'il suffisait de les fermer... un instant... plus vite... la lumière décline, les paupières descendent. C'est la folie du noir qui m'étreint pour m'ôter aux couleurs qui m'ont tant déçues.

Je plonge dans le noir.

-Ange! Ange! Dieu du ciel, tu as fait une insolation.

Pour mon malheur, il n'y a pas de paupières pour l'ouïe. Mes yeux s'ouvrent sur le visage inquiet de Marco. Mes mains se serrent sur la douceur collante de mes draps. Mes larmes coulent d'elles même. Je faisait un rêve magnifique. Un rêve beau, puissant, haut en couleur, un trêve où j'avais l'impression de vivre.

Mais il a disparu dès que j'ai dû ouvrir les yeux, ôtés à ma mémoire, s'échappant à mon emprise comme le sable glisse entre mes doigts. De ce rêve, il ne me reste rien, sinon un vague souvenir de bien être et l'amer sentiment du retour au réél.

-Pourquoi... pourquoi Diable m'as tu réveillée... laisse Morphée me tendre les bras une nouvelle fois, que j'embrasse mon étreinte et retrouve cette terre onirique...

L'île aux chats [INAC]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant