Quelle drôle d'allure prendrait la vie si l'on se pouvait tous connaître, ou, du moins, si l'on pouvait lire dans les pensées de chacun, y déchiffrer les sentiments les plus enfouis, les ambitions les plus secrètes, les angoisses les plus intimes. Il me semble que c'est là une réflexion qui me prend chaque matin, lorsque je m'engage dans les souterrains clos de la capitale, où je descends pas à pas, le plus mécaniquement du monde, les quelques marches, que j'observe d'un œil amusé les travailleurs pressés, les femmes d'affaires strictes, les ainés tranquilles, les bibliomanes qui ne sauraient occuper leur voyage sans un classique, et que j'envie parfois, car je n'ai jamais su lire sinon par obligation. Je poursuis ma descente vers le cœur même de la petite fourmilière agitée, et je plonge entre les deux portes qui claquent derrière moi. Je repère un siège et m'y assois, quelque peu encombrée.
En face de moi, une jeune fille malaxe nerveusement son pouce gauche avec sa main droite. Je remarque qu'elle se mordille régulièrement la lèvre inférieure. Elle a des boucles brunes, des binocles épaisses dont la monture, paradoxalement, est soigneusement gaufrée ; trench-coat sable sur les épaules, derbies laquées. De son sac dépasse le coin supérieur de L'Assommoir. Cette jeune fille, à n'en point douter, se nomme Rose. Rose est soucieuse, et à bon droit, car elle s'apprête à déclamer, face à foule de regards inquisiteurs, une véhémente analyse de ce roman si particulier. Elle en avait savouré chaque page, avec examiné chaque ligne, pesé chaque mot – elle aurait d'ailleurs entreprit de renouveler cet ouvrage si le temps lui avait accordé sursis – et elle avait vécu par procuration pendant cette poignée de jours ; elle n'avait su comment empêcher son mari de s'en aller boire sa paye, comment sauver sa jadis si glorieuse blanchisserie, comment soutenir le mépris de sa belle-famille. De sa plume passionnée, elle avait préparé avec un soin obsessionnel sa présentation, portée par l'ambition un brin présomptueuse de transmettre à son auditoire le sentiment qui avait délicieusement étreint son cœur. Elle savait toutefois son entreprise vaine, tant elle avait entendu de critiques virulentes au sujet de l'œuvre, de sa longueur interminable, de ses personnages irritants, qui avaient blessées sa ferveur. Ses lèvres remuèrent faiblement lorsqu'elle répéta en son esprit une dernière, simple dernière fois, le déroulé de son explication, constatant avec soulagement que sa capacité mémorielle dépassait la demi-heure. Elle n'eut pas même le temps de laisser ses idées divaguer qu'elle s'aperçue arrivée au terme de son périple ; se levant péniblement, les membres engourdis, réajustant promptement le roman et inspirant une bouffée d'air tiède avec un imperceptible tremblement.
Alors qu'elle atteignait le quai d'une enjambée pressée, je souhaitai à Rose, en mon for intérieur, de goûter à des applaudissements transportés d'admiration saluant son éclatant succès. Je suivis du regard ses derbies sur les marches anthracites jusqu'à ce qu'elles disparaissent.
Le siège qu'occupait Rose fut bientôt pris d'assaut par un homme d'âge relativement mûr. Il est vrai que les passagers s'accumulaient, et qu'il devenait chaque station plus ardu d'être l'heureux bénéficiaire d'une banquette ; ainsi l'homme avait-il sauté sur l'occasion, comme il avait sauté sur la place. J'esquissai un sourire en analysant l'allure du nouveau venu, parfait archétype du bureaucrate assidu, vêtu d'un costume deux pièces charbon, d'une chemise lavande de mauvais goût, et de richelieus auburn ternies par le temps. Après avoir furtivement examiné – et approuvé – l'état sanitaire du rebord de la fenêtre, il s'y accouda et contempla le paysage. Un voile nostalgique semblait se déposer sur ses yeux à mesure que défilaient les bâtisses baignées de la lumière de l'aube encore jeune, et un léger sourire se dessina au coin de ses lèvres devant l'éphémère spectacle aérien. Je partageais sa sérénité, attendrie devant le répit qu'il embrassait finalement. Alain n'avait, pour ainsi dire, pas dormi la nuit précédente, pas après ce qu'il avait appris dans la soirée. Au mieux avait-il ressenti une vague torpeur, témoin physique de l'abasourdissement de son âme. Pourtant était-il rentré la veille homme heureux, homme soulagé en somme. Ce sentiment lui avait même paru quelque peu singulier, car jamais il n'avait réellement apprécié son emploi ; mais lorsqu'on l'informa qu'il ne prendrait part au licenciement économique, il eut peine à dissimuler son émoi. Sentiment de satisfaction, de se penser un indispensable, un privilégié ? Il se dispensait d'y trop réfléchir : seule lui importait la sécurité de n'avoir point été remercié. Ou peut-être refusait-il à son âme de prendre conscience qu'il n'avait la hardiesse de s'épanouir.—
Hey ! Tout d'abord j'espère que cette petite histoire vous a plu ! Dans les faits, j'ai déjà un plan de la suite, mais je ne sais pas trop si je vais continuer. J'ai écrit cette mini-nouvelle il y a quelques mois, et j'ai essayé de faire beaucoup d'efforts dans la recherche lexicale et la stylistique (ce qui donne parfois un aspect un peu « exagérément littéraire » à certaines phrases, j'avoue !).
Je m'étais mise au défi de faire une histoire plus sérieuse et « terre à terre » que ce que j'ai pu écrire par le passé, j'espère que ça n'était pas trop ennuyeux pour autant !
Petite précision : évidemment, la narratrice est totalement fictive !
N'hésitez pas à me donner un avis ! ;)
À la prochaine !
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La Fourmilière
Short StoryAu cœur de l'agité métro parisien, une jeune femme occupe son trajet en s'imaginant la vie des passagers qui prennent place face à elle.