Marcher jusqu'à avoir peur

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C'était une grande ville, c'était un quartier chic, moderne ; c'était une galerie d'art contemporain, à la décoration dépouillée, avant-gardiste ; c'était un vernissage accueillant un public huppé, le vernissage d'une exposition de photographie, de toute évidence celle d'un artiste émergent, mais déjà bien lancé sur la voie de la validation et de la renommée, à en juger par l'attitude approbatrice des visiteurs.

Une femme se tenait un peu à l'écart, seule.

Mince, plaisante, elle arborait une mise à la fois soignée et d'un style un peu décalé, juste assez pour signer son penchant artistique sous une apparence bourgeoise et raffinée. Son maquillage, sa coiffure, ses ongles manucurés, le parfum subtil qui émanait d'elle, ni trop ni trop peu, et jusqu'à sa façon de tenir son verre, tout chez elle était impeccable. Maitrisé. Elle tenait à la main une flûte de champagne aux trois-quarts pleine.

Un homme inconnu s'approcha alors d'elle, jeune, beau selon les normes en vigueur, pareillement muni de champagne.


« Cette soirée est une vraie réussite, tout comme l'exposition, lui dit-il, lui adressant la parole pour la première fois.

- On dirait bien, répondit la femme avec un sourire avenant, policé. Qu'avez-vous pensé des photographies ? »


L'homme prit un instant pour réfléchir, considérant à nouveau les images qui l'entouraient.


Il s'agissait exclusivement de visions de paysages nocturnes et déserts. De prime abord, il était difficile de percevoir l'intérêt artistique de telles vues, car les décors ici fixés sur pellicule étaient tout ce qu'il y a de banals.

Un chemin de forêt comme on peut en voir partout, le parking désert d'une zone commerciale anonyme, une route de campagne ne débouchant que sur des prés vides et sombres, un carrefour marqué d'un pylône électrique... rien dans la composition, la géométrie, les couleurs, les thèmes, n'éveillait quoi que ce soit d'intéressant.
Les photographies elles-mêmes, prises à l'aide d'un appareil bon marché et éclairé par un simple flash, étaient de qualité plutôt médiocre.

Il était évident que l'on avait affaire ici à de la photographie moderne, conceptuelle, qui ne trouvait pas son aspect artistique dans l'image, mais bien dans la démarche ayant motivé sa création.


« Et bien, répondit l'homme, à première vue, j'ai eu l'impression de voir un palmarès des paysages les plus ennuyeux et déprimants existants, mais pourtant, il y a... quelque chose, une ambiance, une atmosphère particulière dans ces photos. Quelque chose de grave, de menaçant presque. Je ne sais pas si c'est l'obscurité, le flash, ou bien le fait que tous ces décors soient à la fois incroyablement familiers, mais pourtant bizarrement étrangers... mais je trouve que toute la série donne le frisson. Je ne sais pas trop si c'est le but, mais c'est l'idée que ça me fait. »


La femme sourit à nouveau. Non pas un sourire poli, mondain, cette fois, mais un sourire plus spontané, plus sincère.


« Et bien, c'est le plus beau compliment qu'on m'ait fait ce soir. »


L'homme haussa les sourcils en comprenant.


« C'est vous la photographe ?

- Exact. »


Passé l'instant de surprise, l'homme se reprit et retrouva son expression chaleureuse et assurée.


« Et bien, si vous le voulez bien, trinquons à votre succès.

- Volontiers. »


Les flûtes à champagne s'entrechoquèrent dans un tintement cristallin.


« Allez-vous m'expliquer le concept de votre série ? questionna l'homme. À moins bien sûr que votre but soit de garder ces photos aussi mystérieuses qu'elles en ont l'air », ajouta-t-il avec un petit sourire malicieux.

Marcher jusqu'à avoir peurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant