Prologue
Chaque homme dans sa nuit s'en va vers sa lumière.
Victor Hugo24 décembre 1965
Londres, Angleterre.
Tina Parker marchait à pas pressés, le claquement sonore de ses talons aiguilles résonnant avec frénésie sur le sol pavé couvert de neige.
En ce soir de 24 décembre 1965, ce soir de Noël où la majorité des gens devaient se trouver réunis autour d'un feu de cheminée accueillant et d'un copieux repas de famille, la ville était sombre et calme ; les ruelles pavées du quartier en devenaient presque inquiétantes. Tina, elle, se sentait vivante, dans la nuit enivrante de l'hiver anglais. Elle était de ceux qui n'avaient pas de famille. Sa famille, c'était l'école.
Vêtue d'une petite robe à fleurs bleu clair cintrée et d'une veste en cuir noir, ses cheveux mi-longs tombant en petites boucles brunes sur ses épaules, Tina tremblait de froid, sans pourtant le ressentir véritablement. L'hiver battait son plein et à cette époque de l'année, l'Angleterre évoluait sous une fraîcheur glaciale. Ses yeux vert émeraude regardaient la rue avec assurance, sans vraiment la voir. Cette ville, elle la connaissait comme sa poche, depuis plus de trente ans qu'elle y habitait, seule dans son petit logement de service situé à deux pas de l'école.
Grande, élancée, le visage fin, souriant mais sévère, le maquillage impeccable sans être surfait, Tina était d'une beauté inaccessible, sofistiquée, mais sans aucune indécence. Sa simple physionomie inspirait directement le respect : sûre d'elle, mais pas prétentieuse. À son travail, c'était elle qu'on écoutait. Dans les soirées, c'était elle qu'on voulait séduire. Partout, c'était elle qu'on regardait. Bref, à cinquante-sept ans, Tina n'avait absolument rien perdu de sa jeunesse, qui, chez elle, semblait éternelle, intemporelle.
Courant presque, son sac à main en cuir glissant sur son épaule droite, elle se dirigea vers l'unique bâtiment entièrement plongé dans l'obscurité : le Royal College of Music de Londres. Le prestigieux conservatoire, fondé en 1882 par le prince de Galles, se situait dans le quartier huppé de Kensington, mais il restait à l'écart de l'affluence touristique.
Dans la nuit, le bâtiment semblait complètement éteint, presque mort, comparé à l'énergie vibrante qui y régnait en plein jour. À cette période, tous les élèves étaient rentrés passer les vacances d'hiver chez eux. Tina n'avait donc aucun risque de croiser l'un d'entre eux, ce qui aurait pu la mettre fort mal à l'aise. Le coeur battant, elle poussa la grande porte de bois verni et pénétra dans le hall d'accueil désert, où restait encore l'habituelle odeur du café noir que buvaient les élèves pendant leur pause matinale et du mauvais tabac que fumaient certains des plus âgés. L'atmosphère était inquiétante, mais elle aimait cette sensation unique, celle de l'interdit, du défendu. Elle ne prit même pas la peine d'allumer la lumière tant elle connaissait l'endroit.
Depuis le temps qu'elle travaillait ici, l'école n'avait plus aucun secret pour elle. Elle avait commencé par y étudier le violon et le chant, à l'âge de dix-sept ans, dans le cursus supérieur. Puis, après avoir brillamment obtenu son diplôme à l'âge de vingt-cinq ans, elle avait été nommée directrice de l'établissement.
Plongée dans le noir complet, Tina gravit à toute vitesse les trois escaliers qui menaient au dernier étage, où se trouvait son bureau, et où il l'attendait sûrement déjà.
Son amant, David Faddel, tout juste trente ans, élève pianiste en études supérieures au conservatoire, surdoué de la musique, en avance sur son temps et un peu à l'écart. Un marginal, se disait parfois Tina.
Ils s'étaient rencottrés lorsque David avait été admis à l'école, il y avait un an. Orphelin, il avait vécu en Suède, chez son oncle et sa tante, avec sa petite soeur, jusqu'à ce qu'il réussisse plusieurs concours d'entrée pour différentes écoles. Ainsi, lorsqu'il avait passé l'audition du College, ces dix ans d'études aux conservatoires de Stockholm puis de Paris lui avaient permi une admission avec les félicitations du jury. Depuis ce jour, l'école était sa maison.
Entre Tina et lui, ç'avait été le coup de foudre immédiat. Évidemment, personne ne savait, cela aurait choqué : au-delà de leur grande différence d'âge, il était absolument inconcevable d'imaginer une relation sentimentale entre un élève et une professeure, et encore plus s'il s'agissait de la directrice des lieux, la femme la plus respectée de toute l'école.
Essoufflée et au comble de l'impatience, Tina s'apprêtait à franchir les dernières marches lorsqu'elle entendit un bruit étouffé qui la fit sursauter. Inquiète d'avoir pu être surprise en flagrant déli, elle s'approcha prudemment de la source du bruit. Des sanglots, voilà ce que c'était, des pleurs d'enfant, juste devant elle. Insupportable pour Tina, qui avait toujours rêvé d'avoir un enfant mais n'avait hélas jamais réussi, malgré de nombreuses tentatives. Mais que faisait un enfant ici, un 25 décembre, à presque 23 heures ?
Le coeur serré, elle se munit d'une vieille lampe torche qui menaçait à tout moment de rendre l'âme, et entreprit d'éclairer la sombre cage d'escalier aux murs humides. La lueur était très faible, mais elle parvint toutefois à distinguer une petite silhouette : une fillette blonde, assise sur la marche devant elle, le dos courbé, la tête entre les mains, en larmes. Au début, Tina ne vit pas clairement son visage. Ce n'est que lorsqu'elle s'assit près de la fille qu'elle reconnut, à sa plus grande stupéfaction, Aurélia, la petite soeur de David, qui n'était en fait pas une petite fille, mais plutôt une adolescente de quinze ans excessivement frêle.
Tout comme son frère, Aurélia n'avait intégré l'école qu'un an plut tôt. Pourtant, elle était déjà connue et admirée de tout le monde : à seulement quatorze ans (même si elle paraissait n'en avoir que dix), elle avait impressionné par sa voix au timbre déjà presque adulte, et à l'amplitude exceptionnelle. Plusieurs fois, Tina lui avait donné des cours de chant, et à chaque fois, c'était le même étonnement : aussitôt qu'elle lui donnait un conseil, la jeune fille l'appliquait dans la seconde. Elle apprenait extrêmement vite. Une vraie prodige, comme son frère.
L'adolescente ne semblait pas avoir vu Tina, qui s'était assise près d'elle. Elle continuait de pleurer, inondant de larmes ses cheveux en bataille.
— Aurélia ? l'interpela Tina d'une voix douce.
La jeune fille sursauta et se redressa soudain. Remarquant la présence de la directrice, elle tenta de s'enfuir, mais Tina lui intima de rester d'un geste de la main qui se voulait rassurant.
— Que fais-tu ici, à cette heure ? Ne devais-tu pas passer Noël chez ton oncle et ta tante ?
Ses petits yeux noirs fuyant le regard bienveillant de Tina, Aurélia tenta d'articuler une réponse entre deux sanglots :
— Elle est morte, madame la directrice... Ma tante Whitney est morte.
Tina crut avoir reçu un coup de poing en plein coeur. Elle tenta d'encaisser la nouvelle, parvenant difficilement à dissimuler son abattement. Whitney Brightman, la tante d'Aurélia et de David, elle ne la connaissait que trop bien. C'était une célèbre chanteuse d'opéra qui avait été son élève pendant de nombreuses années. Depuis le mariage de Whitney avec un chef d'orchestre américain, Tina n'avait plus eu de ses nouvelles, jusqu'à l'arrivée de ses neveux.
« Tout cela devait bien arriver un jour. » pensa-t-elle tristement.
— Que lui est-il arrivé ? demanda-t-elle innocemment, même si, bien entendu, elle avait sa petite idée de la chose.
— Je ne sais pas, madame la directrice. Elle est morte ce matin, c'est mon oncle qui a téléphoné...
— Où est ton frère ?
— Je ne sais pas. Je le cherche partout, mais il semblerait qu'il ne soit pas dans l'école... Je ne sais même pas s'il est au courant pour tante Whitney.
Je suis si inquitte !
Sans vouloir le montrer, Tina l'était aussi.
— Viens ! dit-elle en prenant Aurélia par la main. Nous allons retrouver ton frère. Surtout ne t'en fais pas, il ne doit pas être bien loin. Tout ira bien, Aurélia.
Évidemment, tout n'irait pas bien, et Tina le savait parfaitement.
Et elle savait aussi qu'en ce soir de 24 décembre 1965, une sombre page de l'histoire du Royal College of Music de Londres venait de se tourner.
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Le Cycle d'une étoile
Teen Fiction« Je m'appelle Sara Mellak et un jour, ma vie a changé. » Sara, quinze ans, vit en Suède avec son père et sa petite soeur. Un jour, son père lui remet une lettre que sa mère défunte lui aurait laissée avant de mourir. Cette lettre contient un formul...