Comme tous les soirs, Franck feuilletait le New York Post et commentait à haute voix les articles à l'attention d'Anne. Le rituel s'était instauré dès les premiers jours de vie commune suivant leur mariage, sept années plus tôt. Anne n'avait alors pas encore réalisé les progrès lui permettant à présent de s'exprimer dans un anglais parfait, avec un léger accent germanique, amusant son époux qui lui faisait promettre de ne jamais s'en séparer, tout en la moquant gentiment. Franck s'installait confortablement à son retour du bureau dans son fauteuil au salon et débutait la leçon, articulant exagérément en démarquant les accents toniques, comme s'il faisait la dictée. Anne se tenait d'ordinaire en retrait, le buste penché contre le dossier, le menton posé sur le sommet du crâne de son époux, ses bras entourant ses épaules. Elle l'écoutait prononcer chaque mot en respirant son parfum, ânonnant les consonances nouvelles à mi-voix pour ne pas l'interrompre, trébuchait sur l'une ou l'autre et déclenchait un fou rire mutuel. Elle apprit rapidement et le rituel perdura en prenant la forme habituelle d'une revue de presse commentée, avant le dîner. Mais depuis plusieurs mois, si on ne dérogeait pas à la règle, l'ambiance n'était plus aussi joyeuse. L'inquiétude s'était immiscée dans le bonheur du couple au lendemain du 29 octobre 1929, grandissant au fil des événements, et dans l'année suivant le krach boursier du jeudi noir, Franck, conseiller en patrimoine immobilier dans un établissement bancaire, perdait à son tour son emploi, comme des millions d'Américains. Il entreprit aussitôt la recherche d'un nouveau travail, volontaire et pugnace, mais il dû bientôt se rendre à l'évidence, il n'allait pas retrouver une place similaire de sitôt. Ils durent se débrouiller ; Franck acceptait la moindre opportunité pénible et mal rémunérée. Malgré tous ses efforts, l'argent finit par manquer.Ce soir-là, après une journée à courir l'embauche sur les quais de la Hupper New-York Bay, il avait fait plusieurs détours avant de regagner leur appartement dans Brooklyn. Trajectoire stochastique sur les trottoirs délavés par la pluie d'automne, reflétant les éclats des néons cinglant les promesses de l'abondance illimitée, forcloses. La situation financière du ménage s'aggravait, le propriétaire de l'appartement réclamait les loyers en retard, l'épicier sur Grocery Street refusait de leur faire un crédit supplémentaire, et il n'y aurait pas de place à pourvoir aux docks avant un bon mois. Sa décision était prise, mais il hésitait à la soumettre à l'approbation de sa compagne, présumant de sa réponse. Absorbé par ses pensées, il arriva comme presque par hasard devant leur immeuble, et après un bref temps de latence, comme s'il en fût étonné et avait dû se remettre de cet étonnement, il se décida à rentrer. Il lança un salut à l'aveugle aussi enjoué que possible en pénétrant dans le vestibule et se rendit directement dans la chambre pour changer de vêtements, puis il gagna le salon. Anne était installée près du piano, tournant le dos à la porte. Elle portait la robe en velours rouge, sa robe fétiche, la robe qu'elle arborait à leur premier rendez-vous. Il s'immobilisa un instant sur le seuil, admirant sa beauté. La passion qu'il avait éprouvée pour la jeune fille un peu timide et perdue de leur première rencontre n'avait pas cessé de grandir et il frémissait à la pensée de devoir causer de la peine à la femme épanouie qu'elle était devenue. Il n'y avait malheureusement pas d'autre échappatoire, et c'est la mort dans l'âme qu'il prit place dans son fauteuil après avoir déposé un baiser sur sa joue, sans qu'Anne se tourne vers lui. Il se saisit du quotidien qui l'attendait sur la table basse et l'entrouvrit à la page consacrée à l'économie, observa un instant de recueillement, avala sa salive, et se lança d'une voix un peu chevrotante.
— La production de la Ford T10 a chuté de trente pour cent en trois ans et elle a perdu les deux tiers de sa valeur, alors tu imagines bien que la nôtre qui a déjà dix ans au compteur ne vaut plus un clou. Et puis qui voudrait acheter une voiture d'occasion alors qu'on brade les neuves sans trouver d'acquéreurs ! Anne restait silencieuse. Ses longs doigts fins effleuraient les quatre-vingt-dix-sept touches ivoires et ébènes du piano, neuf touches supplémentaires par rapport à un clavier classique, couvrant huit octaves complètes et permettant de jouer note pour note Debussy ou Ravel avec un rendu orchestral, impérial. Elle contempla son reflet légèrement aplati dans le laquage du capot de l'instrument, entrecoupé du sigle Bosendorfer en lettres gothiques plaquées or.
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Le Piano
Short StoryComme tous les soirs, Franck feuilletait le New York Post et commentait à haute voix les articles à l'attention d'Anne. Le rituel s'était instauré dès les premiers jours de vie commune ... Cliquer pour découvrir plus de détail !J'espère que ça vous...