Le dernier vol

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Les infos continues défilent en boucle devant les yeux d'Helen.
Elle sait qu'elle devrait s'extirper du canapé, enfiler son imper et courir vers l'aéroport comme toutes ces familles éplorées sur le petit écran. Hommes et femmes au bord de l'évanouissement, pleurs d'enfants inconscients du drame qui se joue sous les regards enfiévrés de ces statues de sel au teint cireux.
C'est plus tard qu'ils devront intégrer la nouvelle, la digérer à doses modestes pour ne pas la vomir accompagnée de la bile du désespoir, apprendre à survivre au milieu du vide abyssal, accompagné par la seule absence de l'être aimé. Pour l'instant, ils sont abrutis de sidération, à mi-chemin entre la vie et la mort.
Mais les jambes d'Helen sont de plomb. Ses doigts agrippés aux bras du divan, futile bouée dans la tempête qu'elle traverse seule aux commandes d'un bateau déboussolé. Tétanisée, muscles granitiques, l'étau de ses mâchoires et l'œil atone.
Elle contemple la table ronde dressée pour les retrouvailles, les bougies rouges dans le chandelier d'étain, anémones assorties, seau à champagne prêt à rafraîchir le nectar, des bulles rosées, les préférées de Peter. Et le cadeau empaqueté d'argent, une figurine du Louvre dont il a entrepris une collection de maniaque.

Vingt ans de mariage, un événement à fêter le soir de son retour. Voyage d'affaires dans un pays voisin, un saut de puce pour qui parcourt le monde. Leur relation pétrie de hauts et de bas, une union plutôt réussie à l'aune de leurs amis en instance de divorce quand ils ne sont pas déjà séparés. Un couple banal, duo sans progéniture, une frustration surmontée ensemble, main dans la main.
Le téléviseur continue de cracher ses images sordides, gros plan sur la douleur, débris de carlingue flottant sur l'océan, boîtes noires couleur de l'orange, et pour faire bonne mesure, la litanie des catastrophes de l'année écoulée. On dénombre, on soupèse ces vies détruites dans une indifférence tapie derrière d'humides trémolos.

À la porte, deux policiers. Un homme long, visage en lame de couteau, buste penché – surtout ne pas croiser le regard d'Helen – et une femme replète qui confirme la nouvelle. Aucun rescapé dans le vol 712 H, seuls certains bagages à identifier qu'on remettra aux familles concernées. Formalités d'usage, signatures, condoléances. On propose les services d'un soutien psychologique, Helen refuse. Elle est forte, n'a besoin de personne.

Silence ouaté après le départ des agents, un épais brouillard s'insinue dans chaque pièce de l'appartement, étouffant les bruits de la rue, seul un bourdonnement lancinant dans les oreilles. En apesanteur, Helen débarrasse le couvert en l'état depuis deux jours. Les fleurs fanées, honteuses, inclinent la tête, les bougies comme autant de cierges écarlates. Automate aux gestes saccadés, Helen range, chaque chose à sa place, jusqu'au cadeau qu'elle dépose dans le tiroir de Peter. À la vue des chemises, une ombre en filigrane qui s'habille, noue sa cravate et part pour le bureau.
Helen a soif, elle ouvre la bouteille de champagne, se griffe avec le muselet. Le son mat du bouchon qui laisse s'échapper un flot d'écume, elle éclate en sanglots, gémissements d'animal blessé, souffle coupé face au chagrin bien décidé à s'installer pour l'éternité. Peter, son mari, son ami, son amant, ne reviendra pas. Larmes tièdes qui ne l'apaisent en rien, l'anéantissent. Helen s'endort, tombe dans un trou noir peuplé de spectres et s'éveille en sursaut.

C'est la policière rondouillarde qui rapporte la valise de Peter. Elle est seule cette fois. Helen lui offre un café qu'elle refuse. Silence gêné. Poignée de main, un geste délicat, une caresse sur l'épaule. Elle s'en va en tirant la porte avec douceur de crainte d'éveiller le fantôme, ce mort en lévitation dans les moindres recoins.
Helen cherche à soulever le couvercle de la valise. Vite, retrouver un peu de lui, enfouir son visage dans le pull en cachemire. Elle a oublié le code du bagage cabossé, fendu sur un côté, en force l'entrée avec le coupe-papier. Dans l'effort elle jette sa peine et son désarroi, sa colère aussi qui crie à l'injustice.
Nouveaux sanglots devant les effets de Peter qu'elle effleure et respire. Helen fait et refait des piles. Au fond de la valise, un petit paquet, un cube gris bleu aux rubans dorés qui présage un bijou. Son cadeau pour leurs noces de porcelaine. Helen le met de côté, cœur affolé et mains moites. Elle ouvrira plus tard l'ultime présent de son époux, fond à nouveau en larmes.
Mouvement dérisoire, elle brosse le blazer marine, quelques cheveux épars. Dans la poche intérieure, une bosse insolite, elle en sort un second paquet, identique au sien. Même forme, même nuance et rubans dorés qui folâtrent.
Une carte est nouée à celui-ci. Helen s'assied au pied du lit conjugal. Fugitif souvenir de leur dernière nuit. Ils ont fait l'amour. Paisiblement « en camarades » s'amusait à répéter Peter. Helen se souvient parce qu'ils ne s'aimaient plus très souvent. Leur vie commune aux allures de cohabitation conviviale.
Un pressentiment déchire son ventre. Helen décachette l'enveloppe, ses doigts tremblent. Elle reconnaît l'écriture pointue à l'encre noire, lit le petit mot dans le cocon de son silence, puis à haute voix. Pour être sûre.

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⏰ Dernière mise à jour : Sep 07, 2019 ⏰

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