Montre-moi

Montre-moi / One-Shot

Thorn lança un regard perçant vers son épouse avant de poser à nouveau les yeux sur le cadran de sa montre à gousset. Durant les premières semaines après que cette dernière lui avait rendu sa montre suite à leurs retrouvailles dans le Secrétarium de la tour de Babel, celle-ci avait à nouveau indiqué l'heure, perdant ses récentes propriétés de boussole. Depuis un certain temps cependant – très précisément depuis la nuit qu'ils avaient passée ensemble chez Lazarus – Thorn avait constaté qu'à chaque fois qu'il l'ouvrait, la plus grande des aiguilles pointait immuablement dans la direction d'Ophélie.

D'un geste sec et agacé, Thorn ferma le clapet de la montre de ses longs doigts fins puis le rouvrit, comme s'il avait espéré que les aiguilles avaient soudainement décidé de redevenir raisonnables et d'indiquer simplement l'heure. S'il se sentait énervé, ce n'était pas à cause de sa femme qui lisait le journal, confortablement installée dans un canapé, sa longue écharpe lovée paresseusement autour de son cou. C'était parce qu'il ne comprenait pas pourquoi sa montre avait soudainement changé de comportement. Ophélie était à ses côtés et il n'était pas près de laisser quiconque les séparer à nouveau. Cette nouvelle manie devait-elle le prévenir que son épouse courrait un grand danger ? Thorn eut un léger rictus. Évidemment qu'Ophélie était en danger : Dieu l'avait personnellement menacée trois ans auparavant. Et elle l'était encore plus depuis qu'elle lui avait affirmé son désir de poursuivre ensemble l'enquête à son sujet. Quel message sa montre voulait-elle donc lui faire comprendre ?

Remarquant du coin de l'œil les allers-retours du regard de son mari entre elle et sa montre, Ophélie releva tout à fait les yeux de son papier. Ce n'était pas la première fois, ces derniers temps, qu'elle surprenait ce petit manège et elle était bien décidée à comprendre la signification cette étrange manie.

— Que se passe-t-il ? lui demanda-t-elle. Est-ce qu'il y a un problème avec ta montre ?

— Non, grommela Thorn après un court instant d'hésitation durant lequel il avait jeté un dernier coup d'œil au cadran, avant d'en fermer pour de bon le couvercle et de la ranger dans une poche du veston noir qu'il portait.

Il s'était promis de ne rien dire de ce comportement intriguant et inquiétant à Ophélie avant d'avoir compris ce qu'il signifiait. Sa femme ne semblait cependant pas l'entendre de cette oreille et, après avoir déposé le journal sur le canapé, se leva et le rejoignit d'un pas décidé. Comme à chaque fois qu'il la regardait dans les yeux, Thorn devait baisser la tête à s'en faire mal à la nuque pour découvrir son visage braqué sur lui. Il sentit la montre s'agiter dans sa poche, comme si elle s'était mise à vibrer ; cette attitude aussi, il l'avait remarquée sans parvenir à en saisir le sens.

— Tu ne me feras pas croire ça plus longtemps, lui répondit Ophélie en le regardant droit dans les yeux, ou tout du moins du mieux qu'elle le pouvait. Tu la fixes de plus en plus souvent en ce moment et je vois bien que quelque chose là-dedans ne te plaît pas.

Thorn détourna son regard. Il réfléchissait. Il ne voulait pas l'inquiéter inutilement mais il devait se rendre à l'évidence que, malgré les semaines de réflexion, il n'avait pas réussi à déchiffrer les nouvelles manies de sa montre et cela le contrariait. Un peu plus que cela, même. S'avouant vaincu, il se résigna à mettre son épouse au courant ; au fond, c'était elle l'Animiste-née des deux, elle comprendrait peut-être mieux que lui cette bizarrerie. Et même si cela ne l'arrangeait pas la plupart du temps, il aimait inconditionnellement cette ténacité discrète mais indomptable de sa femme.

Il ferma les yeux un instant avant de tourner la tête pour les plonger intensément dans yeux d'Ophélie, qui visiblement n'était pas prête à lâcher l'affaire.

— Ma montre semble avoir repris ses petites habitudes de boussole. Seulement cette fois, c'est toi qu'elle indique inlassablement, lui annonça Thorn dans un soupir mêlé d'un rictus sans joie. As-tu la moindre idée de ce que cela signifie ? Cela dure depuis quelque temps déjà, lui sembla-t-il nécessaire de préciser.