Un long poisson tacheté éclaboussa la surface de l'eau. La scène ne dura qu'un battement de cils, mais elle n'échappa pas aux petits qui appelèrent le grand-oncle à grands renforts de cris sur les berges du lac.
"mais cessez donc de brailler, grommela-t'il d'un ton bourru, vous allez faire fuir toute la poiscaille." "et toi, lança-t-il à l'attention de sa canne à pêche qui s'agitait gaiement dans sa grande pogne gantée, tu ferais mieux de te tenir tranquille ou je te remets dans ton sac, fissa."
Le moulinet cessa ses sursauts frénétiques, et de l'agitation de la canne ne subsista qu'un léger balancement impatient. Mais se faire obéir d'un instrument de pêche était une chose, tandis que faire régner l'ordre parmi huit enfants animistes, une autre. Les frères et soeurs d'Ophélie couraient pieds nus dans l'herbe et poussaient des exclamations joyeuses de concert avec leurs petits cousins. Toute la famille s'était installée au bord du lac pour pique-niquer une heure plus tôt, afin de profiter des dernières soirées d'été.Le cadre était sans nul doute bucolique, avec cette vaste étendue d'eau limpide dans laquelle se reflétait le flanc de la montagne, les lampes à huile, les feux de camp et plus timidement, les premières étoiles du soir. Ophélie avait dénoué ses bottines, enlevé ses bas - notant au passage qu'ils étaient dépareillés - et ses orteils se détendaient et se rétractaient machinalement, enfoncés dans le sol frais et humide. Assise sur son manteau posé par terre, au grand dam de ce dernier dont le caractère ne s'était guère plus assoupli que sa fibre, elle regardait distraitement tout le monde vaquer à sa tache.
Elle n'avait qu'une envie : rentrer chez elle, et s'atteler à la sienne.
Sa mère s'était catégoriquement opposée à ce qu'elle apporte ses atlas et autres ouvrages dénichés dans les archives, arguant que c'était précisément pour qu'elle sorte le nez de ces bouquins qu'elle devait les accompagner. Le voyage vers les Grands Lacs avait été programmé depuis le début de l'été, et Ophélie aurait pu s'y soustraire si elle n'avait pas fait preuve d'un tel mutisme et de mauvaise volonté ces derniers mois. Son attitude avait excité le caractère péremptoire de sa mère qui avait désormais comme idée fixe d'améliorer l'humeur de sa cadette par tous les moyens.
Pour l'heure, son attention était accaparée par Hector qui, les bras déjà couverts de boue jusqu'aux coudes, s'était essuyé sur la nappe de la grande-tante Thérèse, dont les cris outrés vinrent supplanter ceux des plus jeunes qui pataugeaient dans l'eau.
"Plus d'un an, déjà" songea Ophélie. Son mari aurait pu lui énoncer le nombre de jours exact dans la seconde. Peut-être les comptait-il, d'ailleurs. Ou peut-être était-il mort, ou Mutilé et hagard dans un asile. Elle chassa cette pensée d'un froncement nerveux de sourcils, tandis que le verre de ses lunettes virait au bleu. "Impossible. Nous aurions forcément été prévenus. En fait, songea-t-elle avec dépit, il y a fort à parier qu'on m'annonce sa mort pour de faux plutôt qu'on oublie de m'en notifier." Elle ne faisait guère plus confiance à personne, à part son grand-oncle et sa tante. Oh, elle ne doutait pas de la bonne foi de ses parents, d'Agathe, pas plus que de l'innocence des plus jeunes, mais tous acceptaient sans broncher la situation imposée par les Doyennes. Ophélie n'aurait pas été étonnée outre mesure que la Rapporteuse pointe le bout de son nez au milieu du repas, invoquant une rencontre fortuite.
Elle n'arrivait pas à trouver la quiétude même dans un moment comme celui-ci. Ni la voix rugueuse de son grand-oncle, occupé à expliquer à sa petite soeur comment monter sa ligne, ni le pépiement d'Agathe au dessus de la table fraîchement mise, les badineries échangées avec sa mère et ses cousines, le chant des criquets ou le clapotis de l'eau n'arrivaient à l'extirper de sa morosité.
Depuis peu, elle avait trouvé un regain d'énergie en cherchant dans les Archives un livre, une information, une trace - n'importe quoi- pouvant lui donner un indice sur la localisation de son époux. Son grand-oncle, ravi de voir sa nièce reprendre du poil de la bête, l'aidait discrètement. Dans ces moments là, elle oubliait momentanément le gouffre qui se creusait au fond d'elle, juste à l'endroit ou la montre reposait, contre sa peau.Elle venait à peine de la sortir de son corsage qu'Hector déboula devant elle, lui présentant dans ses mains en coupe un tas de vase.
"Regarde ! J'ai attrapé une grenouille !"
Ophélie blêmit. Le batracien lui rendit un regard placide, parfaitement immobile dans les mains de son petit frère enchanté de sa trouvaille.
- Tu ne devrais pas toucher ça, Hector, bredouilla-t-elle, la voix enrouée. Elle se racla la gorge. Avait-elle seulement décroché un mot, cet après-midi ?
- Tu ne trouves pas qu'elle ressemble à cette dame qu'il y avait aux sables d'Opale ? Celle qui portait tout un tas de voiles et qui sentait très fort le parfum.
La comparaison avec Madame Cunégonde lui tira un sourire, le premier depuis... hé bien, un moment, sans doute. Son petit frère, conscient de son exploit, lui rendit un rictus moucheté de taches de rousseurs et de miettes de pain.
- HECTOR ! Jette ça tout de suite !
- Je file ! s'exclama son frère en riant, bientôt poursuivi par sa mère. Elle s'arrêta un instant devant la jeune fille et fronça les sourcils.
- Quant à toi, tu es plus lugubre qu'une pierre tombale. Cesse donc de regarder la lune et vient aider ta soeur et tes cousines !
La lune était en effet déjà visible dans le crépuscule, et se reflétait parfaitement sur le métal poli de la montre de Thorn. D'un geste de la main, elle l'ouvrit, pour constater cette fois-ci que ses aiguilles indiquaient deux heures dix. Elle ignorait pourquoi cette montre, pourtant scrupuleusement entretenue par son ancien propriétaire, se déréglait ainsi.
Elle referma le clapet en soupirant. Les étoiles se détachaient mieux du ciel, à présent, et la nuit s'annonçait claire et sans nuages. Artémis va être ravie, se dit-t-elle, avant de se rappeler que la météo était peut-être différente sur le mont de l'Observatoire.Thorn était-il féru d'astronomie ? Nul doute que si on lui demandait d'apprendre les constellations, cela serait l'affaire d'une paire d'heures. Etait-ce d'autres arches, comme la sienne, qui flottaient dans le vide, ou des sphères comme lorsque le monde n'était pas éclaté ?
Il y avait dans ces points de lumière un mystère qu'Ophélie sentait intrinsèquement lié aux arches, aux esprits de familles, cette vérité inconnue que son mari cherchait à ses risques et périls. Elle le sentait au plus profond d'elle, sans se l'expliquer.
Peut-être faudrait-il rajouter quelques livres d'astronomie dans mes recherches, nota la jeune fille. Cette réflexion lui fit secouer la tête, mi-amusée, mi-consternée. "S'il me voyait m'intéresser à de tels sujets" souffla-t-elle dans un murmure.Le ciel, lointain, semblait la contempler sans mot dire, tandis qu'à quelques pas sa famille s'apprêtait à passer à table. Elle cru entendre Agathe ou sa mère l'appeler.
Elle se leva en prenant garde à ne pas glisser. Son manteau se secoua avec fureur, vexé d'avoir servi de tapis sur l'herbe fraîche. Tandis qu'elle attrapait ses bottines, le chiffre fusa dans son esprit, soufflé par un subconscient capricieux.
Trois cent soixante-dix huit. Dix-neuf, si on comptait la nuit qui s'annonçait. Loin du Pôle, de Bérénilde, de l'Ambassadeur, de Renard, sa filleule. De lui.
"Trois cent soixante-dix neuf nuits" murmura-t-elle aux étoiles.
YOU ARE READING
Trois cent soixante-dix neuf nuits
FanfictionCeci est une courte fanfiction de l'oeuvre La Passe-Miroir. Le récit se déroule entre le tome 2 et le tome 3. Cette fanfic est écrite dans le cadre du Fanart's promise challenge ! Le thème imposé est : Vacances - ciel et étoiles. Pour en savoir plus...