Un rideau s'écarta.
– Bonjour, mon cher Beautrelet, vous êtes un peu en retard. Le déjeuner était fixé à midi. Mais, enfin, à quelques minutes près... Qu'y a-t-il donc ? Vous ne me reconnaissez pas ? Je suis donc si changé !
Au cours de sa lutte contre Lupin, Beautrelet avait connu bien des surprises, et il s'attendait encore, à l'heure du dénouement, à passer par bien d'autres émotions, mais le choc cette fois fut imprévu. Ce n'était pas de l'étonnement, mais de la stupeur, de l'épouvante.
L'homme qu'il avait en face de lui, l'homme que toute la force brutale des événements l'obligeait à considérer comme Arsène Lupin, cet homme c'était Valméras. Valméras ! le propriétaire du château de l'Aiguille. Valméras ! celui-là même auquel il avait demandé secours contre Arsène Lupin. Valméras ! son compagnon d'expédition à Crozant. Valméras le courageux ami qui avait rendu possible l'évasion de Raymonde en frappant ou en affectant de frapper, dans l'ombre du vestibule, un complice de Lupin !
– Vous... vous... C'est donc vous ! balbutia-t-il.
– Et pourquoi pas ? s'écria Lupin. Pensiez-vous donc me connaître définitivement parce que vous m'aviez vu sous les traits d'un clergyman ou sous l'apparence de M. Massiban ? Hélas ! quand on a choisi la situation sociale que j'occupe, il faut bien se servir de ses petits talents de société. Si Lupin ne pouvait être, à sa guise, pasteur de l'Église réformée et membre de l'Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres, ce serait à désespérer d'être Lupin. Or, Lupin, le vrai Lupin, Beautrelet, le voici ! Regarde de tous tes yeux, Beautrelet...
– Mais alors... si c'est vous... alors... Mademoiselle...
– Eh oui, Beautrelet, tu l'as dit...
Il écarta de nouveau la tenture, fit un signe et annonça :
– Mme Arsène Lupin.
– Ah ! murmura le jeune homme malgré tout confondu... Mlle de Saint-Véran.
– Non, non, protesta Lupin, Mme Arsène Lupin ou plutôt, si vous préférez, Mme Louis Valméras, mon épouse en justes noces, selon les formes légales les plus rigoureuses. Et grâce à vous, mon cher Beautrelet.
Il lui tendit la main.
– Tous mes remerciements... et, de votre part, je l'espère, sans rancune.
Chose bizarre, Beautrelet n'en éprouvait point de la rancune. Aucun sentiment d'humiliation. Nulle amertume. Il subissait si fortement l'énorme supériorité de son adversaire qu'il ne rougissait pas d'avoir été vaincu par lui. Il serra la main qu'on lui offrait.
– Madame est servie.
Un domestique avait déposé sur la table un plateau chargé de mets.
– Vous nous excuserez, Beautrelet, mon chef est en congé, et nous serons contraints de manger froid.
Beautrelet n'avait guère envie de manger. Il s'assit cependant, prodigieusement intéressé par l'attitude de Lupin. Que savait-il au juste ? Se rendait-il compte du danger qu'il courait ? Ignorait-il la présence de Ganimard et de ses hommes ?... Et Lupin continuait :
– Oui, grâce à vous, mon cher ami. Certainement, Raymonde et moi, nous nous sommes aimés le premier jour. Parfaitement, mon petit... L'enlèvement de Raymonde, sa captivité, des blagues, tout cela : nous nous aimions... Mais elle, pas plus que moi, d'ailleurs, quand nous fûmes libres de nous aimer, nous n'avons pu admettre qu'il s'établît entre nous un de ces liens passagers qui sont à la merci du hasard. La situation était donc insoluble pour Lupin. Mais elle ne l'était pas si je redevenais le Louis Valméras que je n'ai pas cessé d'être depuis le jour de mon enfance. C'est alors que j'eus l'idée, puisque vous ne lâchiez pas prise et que vous aviez trouvé ce château de l'Aiguille, de profiter de votre obstination.
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L'Aiguille creuse (COMPLETE)
Misteri / ThrillerArsène Lupin s'oppose à Isidore Beautrelet, jeune lycéen et détective amateur. L'histoire se passe à Ambrumésy et dans d'autres villes françaises, au début du XXe siècle. "L'Aiguille creuse" est le deuxième secret de la reine Marie-Antoinette et de...