i. Concombres nocturnes

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(Très, très, très en retard, et un peu plus que cela même, pardon)

La surface du miroir le narguait.

Elle renvoyait un reflet qu'il tentait d'éviter. Il n'aimait pas se voir; c'était un présage décharné que son image hyaline. Elle lui rappelait des vérités auxquelles il tournait le dos avec le vain espoir qu'elles s'en iraient.

Oui, Thorn n'aimait pas son reflet. Mais il devait y faire face pour ce qu'il tenterait d'accomplir. Il fixa encore le miroir - sept flacons d'alcool désinfectant étaient bel et bien venus à bout de toute imperfection - et son regard resta accroché au cadre d'acier. Le métal grisonnant le rassurait, bien qu'il aurait préféré qu'il n'y ait pas un millimètre de plus de longueur à gauche qu'à droite.

Franchement, pour une arche aussi perfectionniste que Babel, il s'était attendu à autre chose qu'à ce vieux machin crasseux qu'on lui avait refilé un mois auparavant. Tout Lord qu'il était, il avait passé deux nuits à récurer le cadre du miroir et à astiquer la surface. Il avait mieux à faire, tout de même!  Il fallait trier. Il fallait ordonner le Mémorial. Il fallait agencer les groupes de lecture. Il fallait -

- il fallait trouver un moyen de bien mener son plan. Ceci en était la première étape.

Oh. Il y avait un faux pli à son veston de pyjama. Son animisme sévère l'effaça aussitôt. Oh, son animisme. C'était tout  aussi dur d'y penser.

Donc. Son reflet.

Il se demandait si, à vingt-six ans, il avait encore miraculeusement fait une poussée de croissance, ou si la détermination qui l'embrasait l'avait tout simplement redressé. Toujours était-il qu'il ressemblait à la perfection à un spaghetti pas cuit.

Grand, maigre. Il ne trouvait pas grand-chose d'autre à dire sur son physique. (Il essayait surtout d'ignorer l'argent qui envahissait l'or blanc de ses cheveux.) Ses cicatrices le transformaient toujours en un ironique repère cartésien de pâles lacérations en travers de sa peau imitant à merveille le rayon yaourt du marché en face de la station des tramoisaux.

Un yaourt exquis. Après ses quelques péripéties avec les épices traditionnelles de Babel, il avait été heureux de goûter quelque chose qui ne transformait pas sa bouche en barbecue ou son système digestif en décadence embarrassante.

Bon, Babel avait été une expérience humiliante en bien de façons. Par où commencer? Par ce sarouel informe qu'il avait du porter avant d'intégrer les rangs de LUX? Par le soleil qui martyrisait sa peau au point de le faire ressembler à un homard cuit à point? (Heureusement, il avait bien retenu les zones d'ombre en mémorisant le plan de la cité.) Par cet hurluberlu qui l'avait entraîné dans une salsa endiablée dans un des bars illicites de Babel?

Il en faisait encore des cauchemars. Il aurait mille fois préféré danser une valse avec Archibald, ou - que l'Esprit de la Trigonométrie l'en protège - madame Roseline. (Oh, il aimerait tant aussi danser avec Ophélie. Mais ça, c'était une autre histoire.)

Vraiment, avoir une mémoire de mi-Chroniqueur était un avantage pour certaines choses, mais un désavantage pour tant d'autres. Il n'osait même pas imaginer l'horreur d'avoir la mémoire d'un Chroniqueur pur - peut être aurait-il des réminiscences journalières de ce genre de moments, comme une galerie d'art de l'humiliation.

Il continua l'examination de son reflet. Ses yeux arboraient des cernes à la coloration digne du tatouage Mirage; il songea à fonder le clan des Insomniaques. Leur pouvoir familial? Se brûler la langue sur du thé noir et se faire suivre par tous les chats errants de l'arche (franchement, prendre du saucisson avec lui pour son déjeuner avait été une mauvaise idée).

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