Chapitre 1.01

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Depuis quand marchait-elle ? Combien de kilomètres ses pieds valeureux avaient-ils foulés pour finalement atteindre ces bois inconnus ? Son allure avait décru à la mesure de ses forces, de la lumière muée en obscurité, et la vision enchanteresse qui la saisit au sortir des bosquets lui arracha presque un soupir de soulagement. La clairière, apparue sans s'être annoncée, lui offrait le spectacle fascinant que confère la nuit mystérieuse à la tendre nature, les lucioles, d'abord, éclats de soleil qui virevoltaient au gré de la brise, légère, puis le lac, étendue d'argent dont les berges lointaines se perdaient dans les ténèbres. Ciel liquide, le scintillement des étoiles se reflétait avec une clarté telle, qu'elle fut prise d'une impérieuse envie de s'immerger dans cette infinité, comme si elle seule pouvait lui procurer cette fuite parfaite, celle qui devait lui permettre de ne jamais se voir retrouvée. Une envie qui s'évapora en un battement de cils, rattrapée par ce merveilleux atout que représente le sens des priorités. La jeune femme traversa la clairière, les jambes chancelantes mais néanmoins pressées, la traîne de sa robe pâle bruissant sur l'herbe où la rosée du soir s'était déposée, perles translucides qui disparaissaient sur son passage. Des jours s'étaient écoulés depuis qu'elle avait pris la fuite. Quatre peut-être ? Ou était-ce cinq ? Dans le désordre de ses pensées, la précipitation de ses pas, le temps lui était devenu secondaire, une convention qui avait perdu de sa signification alors qu'elle tentait d'échapper à la civilisation. Elle se savait poursuivie, comment aurait-il pu en être autrement ? Elle connaissait les conséquences de ses actes. Le sang qui s'écoule de la blessure s'étend sur le sol. Elle chassa de son esprit le souvenir importun, pas maintenant, d'abord trouver un abri. Les membres fourbus, elle se traînait plutôt qu'elle marchait, réajustait sans cesse sa besace, l'éclat du lac cherchant son regard, attirance entêtante qui ne se laissait si facilement oublier. Encore un pas, encore un ; elle ne pouvait se résoudre à cesser d'avancer, toujours aller plus loin. Parvenue à la lisière des arbres, elle finit par se laisser choir contre un tronc, épuisée, terrassée par les limites de son corps, les muscles souffrant mille douleurs. Elle caressa l'écorce, rugueuse enveloppe qui accrochait, entaillait presque sa peau tendre. La tête contre le bois, elle respira la forêt, ferma les yeux. Son visage, la surprise. Yeux de nouveau ouverts. Une haine féroce lui déchirait les entrailles, ravageait son être. Elle caressa, comme par réflexe, son poignet marbré de bleu, serra les lèvres sur sa colère contenue. Rassembler des branchages, se confectionner un abri. Avec des gestes d'automates, elle se mit à l'œuvre, tout entière à ses émotions, brasier infernal d'où elle puisait ses forces restantes. Des branches longues, des branches courbées, fourchues, qu'on recouvrait de mousse ; en quelques jours elle avait beaucoup appris. Élevée dans le confort et le coton, elle avait été contrainte de rapidement s'adapter à cet environnement auquel ni son éducation, ni sa situation ne l'avait préparée. La colère s'était montré sa meilleure alliée, elle y avait puisé plus de ténacité qu'elle ne s'imaginait en posséder, découvrant en elle-même les capacités insoupçonnées que déployait ce feu qu'elle attisait. Cependant, toute flamme venant à mourir, celle-ci finissait par s'épuiser de brûler le même foyer. Son abri achevé, elle s'étendit sous son enveloppe protectrice, bercée par le calme nocturne. D'un avenir plein de promesses, elle avait déchu dans les méandres de l'incertitude, songea-t-elle, un pli amer se dessinant sur ses lèvres. Elle frissonna sous l'humidité qui imprégnait le tissu de sa robe. Disparus, le sommeil tiède et réparateur d'un lit véritable, le réconfort de l'édredon, dans l'obscurité désormais elle frissonne. Elle soupira, se leva. Elle avait bien songé à se diriger vers le sud mais, fuyant les villes et ignorant tout de la géographie, elle s'était laissée aller au gré vaillant de ses pas, appréciant tout de même les douces températures du printemps. Les chants des oiseaux qui avaient accompagné son voyage s'étaient désormais tus, comme pour lui signifier qu'elle était parvenue à destination. Elle marcha quelques pas, exploratrice hésitante, gravit la pente douce et franchit la barrière des arbres. Le lac en contrebas se mouvait d'ondes muettes, enchaînement paisible qui lui souffla presque un sourire. Rester ici ? Sur la berge, une biche solitaire s'abreuvait, détendue, sereine. L'animal avait depuis longtemps disparu que la question demeurait toujours en suspens.

Pas de trois (L'or et le fer, tome 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant