Chapitre 1

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Anne-Marie effleurait du bout des doigts la rose blanche disposée au centre de la table. Arrivée la première, elle patientait. Comme à son habitude son mari était en retard. Très occupé par son poste de proviseur au lycée privé, il n'était pas rare qu'il se laisser submerger au point d'oublier ses rendez-vous. Elle espérait que ce ne serait pas le cas ce soir : ils célébraient leurs noces de perle.

Pensive, elle observait distraitement une tablée de filles trentenaires. L'une d'entre, qui entre deux gloussement exagéré, attira particulièrement son attention. La femme se vantait de fêter l'anniversaire de sa rupture avec le pire des connards. Ses bracelets cliquetaient à chacun de ses gestes exagérément amples et sa voix portait tant qu'une bonne partie de la salle pouvait profiter de son monologue sur le machisme et la stupidité de la gent masculine. La femme se tut soudainement, Anne-Marie s'aperçut qu'elle la dévisageait. Un sourire mi-poli, mi-gêné fut échangé entre elles.

L'enseignante détourna son regard et vit un homme, à l'entrée, qui scrutait la fille aux bracelets. À la ride qui naissait entre ses sourcils, elle comprit qu'il était contrarié par cette présence. Elle le suivit des yeux alors qu'il s'approchait de la table désignée quelques minutes plus tôt par le chef de rang et reconnut l'un de ses anciens élèves : Pierre Perbier. La surprise était de taille, elle ne s'attendait pas à le voir ici, ce soir, après tant d'années.

— Ça va ? Je ne suis pas trop en retard ? J'avais du boulot par-dessus la tête !

Enfin arrivé, Henri s'installa, replaça sa cravate et jeta un regard autour de lui avant de faire signe au serveur pour commander du champagne, le meilleur.

— C'est original de manger à bord d'une péniche, c'est une bonne idée que tu as eue ! En revanche pour notre anniversaire de mariage... C'était il y a un mois ! s'amusa-t-il.

— C'était l'occasion, puisque tu travaillais ce jour-là, et l'offre du prospectus était alléchante.

— Tiens, on dirait un des jumeaux Perbier, t'as vu ? C'est Benjamin ou Pierre ? J'ai toujours eu du mal à les distinguer.

— C'est Pierre. Regarde, Émilie Martel est là aussi, annonça-t-elle en désignant du menton le groupe de trentenaires. Elle n'a pas changé, toujours au centre des attentions.

— Ah ! coupa-t-il d'un coup de menton en direction d'un homme,  Denis qui va rejoindre son fils. Je vais leur dire bonjour, c'est la moindre des choses avec tout ce qu'il fait pour le lycée. Tu me pardonnes ?

Elle savait que derrière cette question elle n'avait pas le choix, il devait travailler son relationnel avec les bienfaiteurs de l'école. Henri replaça, encore une fois sa cravate, ajusta sa veste et d'une démarche assurée se dirigea vers la tablée.

— Bonsoir messieurs Perbier, annonça-t-il. Quel plaisir de vous voir ici, ce soir !

La poignée de main avec le chef de famille fut franche, tandis que celle de Pierre fut plus réservée.

Denis Perbier demanda alors au proviseur s'il était content de l'équipement informatique qu'il avait offert au lycée. Directeur général d'une société d'import-export, l'homme, en généreux donateur, fournissait du matériel à but éducatif, mais surtout à but lucratif. En effet, le nom de la compagnie apparaissait sur toutes les brochures de l'école.

— Et toi, Pierre ? De retour ?

— Pour le moment.

— Depuis l'obtention de son bac, Pierre est devenu un courant d'air : une année au Cambodge, une autre en Inde, puis le Brésil, l'Australie et j'en passe. Aujourd'hui, les États-Unis. J'ai laissé partir un ado, je retrouve un homme !

— J'ai juste besoin de changer d'air, se justifia-t-il.

— Alors, j'en profite pour fêter les trente ans de mes garçons, les deux ensemble, c'est exceptionnel ! coupa Denis qui sentait la conversation lui échapper.

— J'imagine que c'est important pour un romancier, à succès de surcroît, de voir du pays, reprit Henri. J'ai vu que ton livre se vendait bien. D'ailleurs, je l'ai commandé pour le CDI. Je me suis toujours demandé ce qui pouvait inspirer les écrivains, surtout sur le thème du harcèlement et du suicide des ados.

— Ce n'est que de la fiction, monsieur, lâcha-t-il gêné. Vous l'avez lu ?

Henri remarqua la rose blanche entre ses mains, atrophiée de ses pétales répandus sur la nappe. L'image le troubla.

— Je dois admettre que non, balbutia-t-il. Mais je compte bien le faire pendant les vacances. En tout cas, on en est très fier au lycée.

Pierre baissa les yeux, souffla et jeta avec nonchalance la tige qu'il avait dans les mains.

— Eh bien, je vous laisse. Vous saluerez Benjamin pour moi et bon anniversaire, Pierre !

— C'est en janvier ! railla l'écrivain.

Le proviseur fit mine de ne pas avoir entendu et prit congé, contrarié par le comportement de Pierre qu'il connaissait avenant. Un garçon si intelligent devenu réservé et sec. Il avait bien changé, le succès probablement.

Alors qu'il rejoignit Anne-Marie, il remarqua la bouteille de champagne installée dans son manteau de glace. Le serveur, avec professionnalisme, venait de remplir les coupes du couple. Henri leva son verre et porta un toast pour leur anniversaire de mariage. Son épouse trinqua timidement, ce qui ne lui échappa pas.

— Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi je ne te sens pas emballée par la soirée ? Tes cours se sont bien passés, aujourd'hui ?

— Ce n'est rien, ça va passer. C'est seulement cette rose qui me rappelle Guillaume Ravier... Tu te souviens de Guillaume ?

Henri se racla la gorge, but une gorgée pour se donner une contenance. Il plongea ses yeux dans le regard de son épouse.

— Si je m'en souviens ? Évidemment... Comment oublier ? J'imagine qu'elle te rappelle la marche blanche que nous avions organisée pour lui...

La fin de sa phrase mourut au bord de ses lèvres lorsqu'il aperçut Benjamin entrer dans la salle. Un peu plus grand, un peu plus costaud et une allure un peu plus assurée que son frère, il imposait sa présence en un simple regard. Il avait toujours été un peu plus que Pierre. D'adolescent charmeur aux grandes facultés d'adaptation, il était devenu un adulte froid, calculateur et manipulateur — l'avait-il toujours été ? En tant qu'héritier officiel de la société de son père, il était réputé intraitable. Il n'agissait jamais à découvert et exerçait son impitoyable violence à « bas bruit ». Avant même d'avoir compris ce qui lui arrivait, sa victime ne pouvait plus s'exprimer ni se défendre, car ce qu'elle subissait était impalpable, indicible. Henri le savait d'un ancien employé.

Il le vit s'arrêter devant la tablée de trentenaire qui se tut subitement. Émilie blême ne soutint pas le regard de Benjamin qui, les mains dans les poches de son pantalon de costard, imposait sa présence sans mot dire. Il savait qu'Émilie ne répliquerait pas. Pas en public ; les apparences sont bien trop importantes. Et surtout, elle connaissait trop bien Benjamin pour avoir été sa conjointe plusieurs années durant : il ne savait pas s'arrêter face à une proie, une victime. Il était de la race des prédateurs, des pervers narcissiques.

— Toujours à te donner en spectacle, lâcha-t-il froidement avant de rejoindre sa table.

Henri réprima une exclamation de surprise lorsqu'Émilie jeta la rose blanche de sa table sur le dos de Benjamin. Anne-Marie, elle, remarqua le rictus qui fendait le visage de son ancien élève. Elle le savait satisfait de l'humiliation qu'il venait de faire à Émilie. Il y en aurait d'autres, sournoises, sourdes et cassantes. Son mari se retourna vers elle, le regard suspicieux.

— Tu ne trouves pas bizarre que les Perbier soient ici, en même temps qu'Émilie et nous, ici, ce soir ?

Elle haussa les épaules, porta sa coupe à ses lèvres avant d'effleurer à nouveau la rose blanche.

— Non, pourquoi ? Le monde est petit.

1280 mots.

Chapitre écrit par @Eurydictine

Relecture et corrections : @blue-potato et @Carazachiel

GuillaumeWhere stories live. Discover now