Chapitre 2

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Pour la centième fois, Pierre se maudit d'avoir accepté l'invitation. Tout d'abord à cause de la date. Ce jour resterait à jamais un bien triste anniversaire pour lui, un anniversaire dont ni son père ni Benjamin ne semblaient se souvenir. Benjamin racontait, avec tous les détails possibles, ses dernières coucheries. D'une voix forte de surcroît, comme s'il voulait que la pimbêche d'à côté les entende — ce devait probablement être le cas, l'ego de son frère en avait pris un sacré coup lors de leur rupture. En fait, tous les regards étaient désormais braqués sur eux. Ceux du proviseur, dont la simple vue lui retournait l'estomac, ceux de sa chère professeur de philosophie, dont il avait gardé un souvenir teinté de tristesse, ceux d'Émilie -une femme qu'il haïssait par-dessus tout.- et de ses amies.

Le jeune auteur savait bien, avant de poser les pieds sur cette péniche, que côtoyer son père et son frère pendant toute une soirée serait synonyme de calvaire. Il en avait pris son parti. S'il avait su que, par la plus horrible des coïncidences, toutes les personnes responsables de son malheur se trouveraient dans la même pièce que lui, il aurait gagné l'aéroport le plus proche et serait rentré dans son loft immense, à Orlando.

Pour couronner le tout, les pétales blancs que ses doigts déchiquetaient encore le narguaient. Tout, ce soir, le renvoyait à son année de terminale, la pire de sa vie.

Elle avait pourtant bien commencé, cette année-là. De très bons professeurs, une classe agréable où, pour la première fois de sa scolarité, il n'avait pas à supporter son agaçant jumeau, Benjamin et sa petite amie Émilie — une garce prête à tout pour rester au centre de l'attention. Pierre s'épanouissait enfin. Puis il l'avait croisé, ce nouvel élève de première, un peu renfermé sur lui-même : Guillaume. Malgré son physique particulier, il l'avait trouvé d'une beauté singulière et s'était senti telle une abeille attirée par une fleur rare et gorgée de pollen.

Lier amitié avec lui s'était avéré difficile. Guillaume fuyait tout le monde, tout le temps. La cicatrice qui remontait de ses lèvres à son nez donnait lieu à d'incessantes railleries, et, au début, il pensait que Pierre faisait partie de ces imbéciles à l'approcher dans le but de se moquer. Pendant un temps, leur amitié avait fait naître un sourire sur les lèvres de Guillaume. Pierre y avait déposé les siennes, une fois, dans un baiser très chaste, tout en douceur. Ils n'en avaient jamais reparlé, ils n'avaient pas osé. Ils n'avaient jamais recommencé non plus, mais toujours, leurs joues se teintaient de roses lorsqu'ils se regardaient dans les yeux. Ils étaient devenus inséparables.

Et puis, Émilie et Benjamin avaient tout gâché. Ils ne supportaient pas leur proximité. Selon eux, leur amitié un peu trop forte ternissait leur image ; lorsqu'on voyait Pierre, on pensait inévitablement à son jumeau, Benjamin. Et Benjamin refusait d'être associé à Guillaume, le monstre-lièvre, comme lui et sa bande d'abrutis l'appelait. Alors, à cette odieuse appellation s'étaient ajoutées les piques homophobes.

Les carnivores avaient planté les dents dans leur proie et ne la lâcheraient plus, hélas...  La lâcheté de Pierre avait fait le reste. Il avait abandonné Guillaume, n'avait plus voulu le rencontrer qu'en secret. S'il avait su que ce garçon si doux, si tendre en viendrait à se suicider...

L'ébranlement soudain de la péniche le ramena à l'instant présent. Discrètement, il essuya ses joues humides avant de jeter un œil à sa famille. Ni son frère, ni son père ne faisaient attention à lui.

– Tiens, j'ignorais que la péniche larguerait les amarres, s'étonna leur père.

Benjamin s'agita aussitôt :

– Encore une idée pseudo originale pour attirer. Je déteste ça. Et si je dois partir en rendez-vous urgent dans la soirée, je fais comment avec tout ce liquide autour de nous ?

– Tu pourras toujours sauter à l'eau, railla Pierre.

Une lueur de suspicion dans les yeux, Benjamin se tourna vers leur père.

– Tu le savais ? Tu voulais être certain qu'on resterait toute la soirée ?

Avant que l'homme ne puisse répondre, deux mains manucurées se posèrent sur la table avec un fracas tintinnabulant de bracelets. Aussitôt, Benjamin reprend sa posture de prédateur. Un coude posé sur la table, l'autre sur le dossier de sa chaise, il lui adresse un clin d'œil narquois.

– Tiens donc, voilà Cendrillon qui débarque. Tu veux quoi, récupérer ton prince ?

– Cendrillon avait au moins la classe de chausser des pantoufles de vair, maugréa Pierre. Cette peste ne porte que des contrefaçons très mal réalisées.

Elle ne lui adressa qu'un regard méprisant.

– Plutôt crever. Même si tu me suis, même si tu m'espionnes, je reviendrai jamais.

– Ne prends pas tes rêves pour la réalité, poupée ! Nous sommes là parce que mon très cher père nous offre le repas. Et toi, quelle est ton excuse ?

Émilie prit une pose aguicheuse pour annoncer qu'un joli garçon lui avait donné un prospectus avec une offre valable uniquement pour ce soir-là. Repas à 70%, champagne offert. Surpris, leur père remarque qu'il avait, lui aussi, reçu un prospectus valable uniquement ce soir-là. Cependant, il s'agissait d'un repas dégustation exceptionnel que le chef ne reproduirait sans doute plus jamais. Il ne pouvait manquer cette occasion. 

Le corps de Pierre se figea, son cœur gela. Toutes les personnes responsables du suicide de Guillaume, réunies au même endroit le jour anniversaire de la marche blanche effectuée en sa mémoire... Pouvait-il vraiment croire à une coïncidence ?

Et le couple continuait de se chamailler pour rien. Et son père continuait d'essayer de les raisonner d'une voix un peu morne. Forcément, il avait l'habitude de tout régler grâce à son portefeuille. Comme pour Guillaume. Donner de l'argent pour acheter le silence...

Voilà la vraie raison de son départ : il ne supportait plus de vivre sous le même toit que cet homme écœurant, prêt à tout pour protéger Benjamin et lui éviter de subir les conséquences de ses actes. Voilà pourquoi il avait écrit ce livre. Une fiction ? Non, ce roman n'avait rien d'une fiction. Ce roman, c'était sa propre histoire. Celle de Guillaume aussi. Ce roman, c'était sa manière d'exorciser ses démons et d'accepter que le futur qu'ils se chuchotaient, cachés sous l'escalier du lycée, avait été annihilé par le harcèlement.

À bout de nerfs, Pierre se leva. Il chassa sa lâcheté, sa plus fidèle compagne depuis plus de dix ans.

– Fermez vos gueules. Vous n'avez aucun respect, aucun.

– Pierre, comment oses-tu ?

– Et vous trois, comment osez-vous vous comporter ainsi en ce jour ? L'un de vous s'en souvient-il seulement ?

À leurs mines ahuries, il comprit que non. D'un revers de main, il essuya ses larmes avant de s'excuser : il avait besoin de s'éloigner d'eux. Au moment où il quittait la table, il manqua de renverser un serveur. Celui-ci, un béret enfoncé jusqu'aux yeux, grommela des excuses avant de déguerpir.

Pierre crut défaillir. Du béret s'échappaient des mèches d'un blond pâle, très pâle, presque blanc. Comme Guillaume. Et sous son nez se dessinait une cicatrice hachée. Comme Guillaume.

1210 mots
écrit par : Carazachiel
Corrigé par : Eurydictine et @blue-potato

GuillaumeWhere stories live. Discover now