La fabrique cachée des sentiments {taekook}

Prologue

1999

Dans la chaleur étouffante de l'après-midi, la vieille usine semblait plongée dans un profond sommeil. Pas un chat pour arpenter la vaste cour poussiéreuse, pas un oiseau perché sur les toits en dents de scie, ni sur la haute cheminée de briques. Plus aucun ouvrier ne venait travailler ici depuis des décennies, mais ce jour-là, on n'entendait même pas un aboiement ou une conversation dans le voisinage.

"- C'est l'heure de la sieste, on sera tranquilles, promit d'un ton réjoui Hoseok, un adolescent aux cheveux blonds légèrement bouclés et à l'air rieur. "

Il était torse nu, et portait un short taillé dans un vieux jean de sa marque favorite, ainsi qu'une paire de baskets abîmées. Comme d'habitude, il donna une pichenette dans la vieille plaque rouillée qui indiquait en lettres cursives décolorées :

Nouvelles Filatures de l'Est - 3, impasse du Canal

La tôle émaillée résonna comme un gong sous les doigts des trois gamins, alors qu'ils se livraient à leur rituel. Pourquoi le chiffre 3? Il leur porterait chance, ils en étaient persuadés.

"- C'est nous, gloussa Hoseok. Les trois mousquetaires.

- En fait, objecta Jin, si tu comptes d'Artagnan, ils étaient plutôt quatre donc je ne vois pas la logique. "

Sans se laisser démonter par la mauvaise humeur, Hoseok se hissa sans difficulté par-dessus le portail branlant qui fermait l'entrée de l'usine. Il tendit la main à Jungkook pour l'aider à la franchir. Aussi brun que son ami était blond, aussi rond qu'il était maigre, celui-ci souffla et ahana en passant l'obstacle.

"- On est plutôt les trois petits cochons, dit-il en grimaçant tout en observant les traces de poussières et de rouille sur son t-shirt. Et c'est pas le lard qui manque..."

Hoseok fronça immédiatement les sourcils à l'entente de cette phrase.

"- Arrête de dire des trucs comme ça, Kookie. C'est pas assez que les autres se moquent de toi? Tu te met à t'insulter toi-même, maintenant?

- C'est b...bon, bégaya Kookie. Je sais comment je suis. Va aider Jin. "

Celui-ci maugréa quelque chose d'indistinct, mais tendit cependant son sac à Hoseok, avant de poser en tâtonnant son pied sur l'une des barres du portail de verres aussi épais que des culs de bouteilles. Enfin les trois intrus se retrouvèrent de l'autre côté, dans la cour de l'usine désaffectée. Des bâtiments de briques rouges, chapeautés en forme de dents de scie, l'entouraient sur trois côtés, et répercutaient le bruit de leurs pas tandis qu'ils la traversaient en diagonale. Comme Hoseok l'avait prédit, personne ne remarqua leur présence, à part quelques lézards.

Des portes défoncées baillaient sur leurs gonds, ménageant un passage vers les anciens ateliers de la filature plongés dans la pénombre. Mais les trois garçons n'étaient pas venus pour explorer. D'ailleurs, ils connaissaient déjà comme leur poche chaque recoin de l'usine, leur terrain de jeux favori. Cet après-midi de grandes vacances, ils cherchaient plutôt la fraicheur de l'eau.

A l'arrière du bâtiment le plus long, en effet, se trouvait le canal d'alimentation qui avait autrefois fourni l'eau et l'énergie à la fabrique. Dérivé depuis la rivière toute proche, il devait entraîner une turbine aujourd'hui disparue. La retenue était toujours là, en revanche, et les vannes bloquées en position fermée. Ce barrage ménageait un bassin profond de quatre mètres, d'après l'échelle de graduation presque effacée fixée sur la paroi du canal. L'eau s'accumulait, se réchauffait au soleil, avant de cascader par-dessus les cloisons.

"- Notre piscine personnelle, gloussa Hoseok. Bien mieux que celle de tes voisin, hein, Kookie?"

Jeon Jungkook, que personne en dehors de sa mère n'appelait par son nom de naissance, haussa les épaules d'un air maussade. Il vivait dans un lotissement récent, pas très loin de l'usine. A côté de chez ses parents, une famille venait de bâtir une grande maison moderne, toute en vitre et en angle incongrus.