Naël renversa son bol de céréales sur la table, trempa les cordons de son sweat à capuche dans son chocolat chaud et marcha sur les Legos que sa petite sœur avait laissés traîner sur le parquet de la salle à manger. (« Putain, putain, putain »). Il fallut ensuite qu'il arrive en retard à l'arrêt de bus (« putain ») et que celui-ci lui file sous le nez sans s'arrêter (« putain »). Il rata son contrôle de mathématiques qu'il avait pourtant révisé jusqu'à ne plus savoir parler qu'en langage codé (« putain »), s'aperçut qu'il avait oublié son exemplaire de L'Odyssée pour le cours de littérature (« putain »), leva les yeux au ciel en constatant que sa mère avait tenté de l'appeler et jura en avisant le message que son père lui avait envoyé : « Il faudra que tu ailles chercher Agnès à l'école, ce soir : la baby-sitter s'est encore décommandée ». Naël regrettait amèrement de s'être levé ce matin-là, et le reste de la journée lui donna raison.
En dix-sept ans d'existence, Naël n'avait jamais réussi à accrocher le regard de ses professeurs. Leurs yeux glissaient sur lui sans s'arrêter, comme s'il n'existait tout simplement pas. Ses bulletins étaient couverts de remarques sans intérêt qui signifiaient toutes plus ou moins la même chose : « Peut mieux faire », et lorsqu'il osait prendre la parole en cours après avoir bataillé contre lui-même pour lever la main, il était déjà trop tard : tout le monde était passé à la leçon suivante. Il n'avait plus qu'à faire profil bas au fond de la classe, à oublier les quelques mots qui lui brûlaient la langue et à se fondre dans le décor.
Mais Monsieur Dolvi n'était pas un professeur comme les autres. Il connaissait les noms de chacun de ses élèves et ne s'embarrassait d'aucune manière pour leur dire ce qu'il pensait de leur travail. Ainsi, Naël ne put échapper au regard perçant qu'il lui lança depuis le tableau (couvert de formules incompréhensibles et d'équations insondables) et son souffle mourut sur ses lèvres lorsqu'il comprit que son enseignant lui avait posé une question.
— Monsieur Wilmer nous ferait-il l'honneur de résoudre ce problème aujourd'hui ?
Naël eut l'impression qu'on versait du goudron dans sa trachée. Ses yeux se tournèrent vers les chiffres inscrits sur le tableau noir. Ils dansaient tant et si bien qu'il ne pouvait les déchiffrer. L'odeur de la craie fit gonfler ses narines. À moins que ce ne fut la panique.
— Debout, jeune homme. Allez, au tableau.
Naël pensa « non » si fort qu'il était persuadé que le mot avait franchi la barrière de ses lèvres. Ce n'était pas le cas. Il chancela jusqu'au tableau, les mains moites et le cœur sur le bout de la langue. Les vingt-sept paires d'yeux rivées sur son dos lui trouaient la poitrine. Le sol tanguait dangereusement en contrebas.
— N'allez pas embrasser le carrelage, jeune homme. Je vous demande simplement de résoudre cette petite équation. Si vous avez suivi le cours dernier, cela ne devrait pas vous poser de problème.
Naël grimaça. De quoi parlait la dernière leçon, déjà ? Il ne se souvenait plus. Tout se mélangeait dans son esprit. Il avait mal au crâne. Ses lèvres étaient sèches. De la sueur perlait sur son front. Il voulait sortir, se dissoudre dans l'atmosphère. Il voulait disparaître.
— Monsieur Wilmer, la craie ne vous a rien fait.
La craie. Elle gémissait entre ses doigts et crissait sur le tableau noir, le recouvrant d'une traînée de sang blanche et poussiéreuse. Naël serra les dents et recula.
Monsieur Dolvi s'approcha de lui. Il portait une veste de costume sombre qui rappelait la couleur de sa moustache. Un rictus mécontent déformait ses lèvres.
— Monsieur Wilmer, avez-vous appris votre leçon ?
— Non.Quelques rires jaillirent des rangs. Naël crut mourir de honte.
— Votre honnêteté désarmante vous vaudra une heure de retenue, Monsieur Wilmer. J'ose espérer que vous la mettrez à profit pour réviser vos leçons.
— Oui, Monsieur.
— Retournez à votre place, jeune homme.Naël ne se fit pas prier. Manque de chance, il se prit les pieds dans ses lacets et se rattrapa à la première chose qui passait sous sa main. Un bras. Avec un corps au bout.
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Théophile avait passé l'heure de physique à regarder des vidéos de skateboard sur YouTube, et à uploader ses propres performances sur les réseaux sociaux. À côté de lui, son meilleur ami, Joachim, construisait une tour de stabilos et commentait la dernière vidéo qu'il avait mise en ligne. Théophile n'avait commencé à suivre le cours de physique que lorsque Monsieur Dolvi avait haussé le ton, interpellant l'un des élèves du dernier rang, Nathanaël Wilmer. Il l'avait vu se liquéfier sur place quand Dolvi l'avait poussé au tableau. Puis Joachim avait lancé les paris :
— Cinq euros que Wilmer est incapable de résoudre l'équation.
Théophile avait souri, coincé son stylo bic derrière son oreille et détaillé la silhouette recroquevillée de Nathanaël qui s'agrippait à la craie avec l'énergie du désespoircomme Sept euros que Wilmer est incapable de résoudre l'équation ET que Dolvi va lui foutre une heure de colle, finit-il par rétorquer.
— Marché conclu.
Moins de cinq minutes plus tard, Wilmer avait été renvoyé à sa place, et Théophile avait remporté son pari.
Lorsqu'il trébucha, Théophile eut le bon sens de placer son bras devant le coin de son pupitre et Wilmer s'y accrocha comme si sa vie en dépendait, obligeant Théophile à finir sa course sur le sol, et son camarade de classe s'affala de tout son long sur lui sous les moqueries des autres élèves.
— C'est la première et la dernière fois que je te sers de matelas de sécurité, Wilmer, lui glissa-t-il à l'oreille avant de se redresser.
Puis la sonnerie résonna dans le lycée, mettant un terme à cette journée interminable, et Théophile ne songea plus qu'aux figures acrobatiques qu'il lui tardait d'exécuter avec son skate.
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Hey 💜 je vous présente une nouvelle petite histoire BoyxBoy. N'hésitez pas à donner vos impressions dessus.
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Skinny Love [BoyxBoy]
Teen FictionCoincé en retenue pour la soirée, Naël décide d'écrire une histoire pour s'occuper. Quoi de mieux que de s'inspirer de ses camarades de classe, de ses sentiments et de son propre lycée pour commencer ? Et pourquoi pas mettre en scène Théophile Wesco...