La poussière venait de Dresde

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(Il se tient seul, une profonde tristesse dans le regard.)

« Ça y est, elle est morte. Elle est morte, ma douce Anna est enfin morte. Elle est morte de cette mort infâme réservée aux indigents, aux petites gens que nous sommes. Vous savez, cette mort qui plonge immédiatement et irrémédiablement dans l'oubli tout individu dénué de grandeur. Cette mort qui n'émeut personne, pas même le badaud et sa grosse femme qui vous regardent d'un œil morne, pendant que vous vous débattez et tentez d'arracher votre bien-aimée de son agonie inéluctable.

Il est 1h du matin, je suis sur le parvis de cette église, à moitié enseveli sous la neige, le corps de mon âme sœur, de ma muse, de mon autre moi-même gisant sans vie dans mes bras. Anna est morte d'épuisement, de désespoir, de tristesse mais surtout d'incompréhension. Elle n'a pas compris pourquoi nous avions dû fuir de notre jolie maison de Dresde, pas plus qu'elle n'a saisi le but de notre fuite à Saint-Pétersbourg, et elle a encore moins compris pourquoi nous avions dû quitter Novgorod, là où nous avions retrouvé un semblant de stabilité, d'intimité, là où notre amour semblait renaître à nouveau.

Notre fuite, notre exil, sa détresse, sa maladie puis finalement sa mort, tout cela elle me le doit. En effet, joueur invétéré et grand alcoolique devant l'éternel, j'avais gagé le bien ultime, elle, Anna, mon tendre amour. Oui, vous avez bien lu, j'avais mis en jeu, ou plutôt le corps, de ma jeune épouse nubile pensant pouvoir gagner cette partie de poker. J'ai perdu, tout, strictement tout perdu en l'espace de 3 secondes, à cause d'une erreur de jugement et d'une mauvaise main. C'était il y a deux ans déjà que Youri m'avait percé à jour et que cette course folle avait commencé. Une course folle aux mensonges, "bébé je suis un agent du gouvernement", la course folle à la propriété, oui je fuyais non par peur de payer mes dettes mais car je souhaitais rester le seul maître et propriétaire de ce jeune corps fertile plein de promesses. Elle était à moi, elle l'a toujours été et le restera désormais à jamais.

Je ne sais pourquoi je vous raconte tout ça, à vous badauds, qui ne m'entendez sûrement pas de l'autre côté du pont, si toutefois vous m'entendez et m'écoutez, vous devez sûrement me prendre pour un salaud et vous avez tout à fait raison. Je suis un salaud de la pire espèce, j'ai parié la vertu de ma jeune épouse, contre quelques centaines de marks. Cependant, même si cela vous est difficile, croyez-moi, je l'aimais, je l'aime encore même si je la sens refroidir sous mes doigts, et je l'aimerai toujours. Elle était l'amour de ma vie, l'arc-en-ciel que l'on voit poindre au lointain et éclairer une vie morose. Elle était la rosée du matin, sur les cimes, après les durs gels d'hiver. Elle était la douce biche, que l'on découvre après de longues heures de traque, à travers bois et marécages. Elle était mon Hélène et je pense avoir été en tous points aussi minable que Paris.

Anna, mon amour, si tu m'entends, je te prie de m'excuser, je t'ai fait subir les pires infamies et je t'en réserve une dernière. Non sans mal, j'ai réussi à transporter ton corps, loin du parvis de l'église, je suis reclus dans une cabane aux abords de la ville. Aperçois-tu la fumée qui s'échappe de la modeste cheminée que j'ai construite ? J'aimerais te dire que je suis en train de cuisiner, que la vie a repris son cours, que je tourne la page, mais ce n'est pas tout à fait vrai. Pour être tout à fait franc avec toi, je suis bien en train de mijoter quelque chose, mais il ne s'agit pas d'un quelconque ragoût faisandé. Je fais patiemment bouillir tes restes, afin que la chair se sépare de tes os, qui furent si beaux autrefois. Je compte les réduire en poussière à l'aide d'un mortier, les enfermer dans un petit pot en verre que j'emporterai partout avec moi.

Voilà, mon ange, tu sais tout, je ne t'ai pas oubliée, je ne t'ai pas enterrée, je t'ai réduite en poussière car c'est ce que nous sommes après tout. Si seulement tu avais été moins belle, ton corps moins gracieux, ta vertu moins perceptible, je t'aurais sûrement moins aimée, ce qui aurait sûrement évité toutes ces tragédies. Pourquoi m'as-tu fait ça ? À moi ? Moi qui ne souhaitais qu'une vie paisible. J'espère que tu trouves la plénitude là où tu es, moi, je me dirige vers Cologne, pour trouver ta remplaçante, mon tendre amour, tout comme tu avais remplacé Katya.

Si cette existence est juste, je pourrirai seul en enfer, si elle est injuste et il y a de fortes chances qu'elle le soit, nous nous retrouverons dans l'au-delà pour d'autres aventures, mon ange perdu. »

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⏰ Last updated: Oct 10, 2023 ⏰

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La poussière venait de DresdeWhere stories live. Discover now