Cyclique

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    Il y avait, tous les ans, cette curieuse brume hivernale qui prenait d'assaut la lisière de la forêt d'Astragon et qui – par sa candeur impétueuse – avait manqué de nombreuses fois d'entraîner maintes âmes vers une interminable chute sans fin. En tout cas, sans autre fin que le brisement de quelques os sur les récifs effilés qui ornaient de leurs pics rocailleux les flancs de la falaise. Le granit blanc s'était déposé en premier, tapissant le fond marin avant que plusieurs milliers d'années de sédiments ne viennent le recouvrir, par couches successives, présentant aux yeux curieux une façade de teintes hétérogènes : allant d'un gris nacré à un anthracite quasiment noir, elle laissait parfois entrevoir quelques touches d'un orangé marginal, tendant vers un beige alexandrite rocheux. 


    La brise marine entraînait goélands et diverses espèces de mouettes – les mélanocéphales n'arboraient pas encore leur casque ébène, caractéristique de la saison des amours et pourtant je n'apercevais plus que quelques rares juvéniles, tachetés un peu partout d'un gris d'apparence sale -. Et au-delà de ce que j'aurais pu caractérisé d'empire à tout bien y réfléchir, s'étendait les flots tantôt calmes, tantôt trop tumultueux pour être domptés. C'est ainsi que je voyais l'océan : cheval inébranlable, fougueux, un étalon sans aucune rêve, aucun principe, aucune limite. Il était ainsi : aussi inaccessible qu'indomptable. Ce n'était pas pour rien que les dieux marins étaient souvent les plus terrifiants dans l'inconscient populaire. C'est cette aquarelle mélange de cyan et de bleu roi qu'était le pied de la falaise, qu'il s'étendait : un groupement de rochers bruns et ternes où crustacés et autres coquillages avaient cru bon de trouver ancrage et qui se dressait fier et rebelle face aux arbres, divinités qui par leur position, régnaient de leurs racines à l'horizon.

    C'est là que je me tenais. Impétueux face au vent, le dos aussi droit que l'aurait été celui d'un soldat, l'œil vif anciennement irisé de teintes monochrome qui ne m'avaient jamais valu plus de compliments que de moqueries mais qui maintenant n'offrait qu'un voile vitreux. Malgré la dureté du rocher sous moi, je ne trouvais rien d'inconfortable à rester tel que j'étais : au sommet de ce mont que j'aurais pu qualifier de « petit Everest », les vagues n'étaient capables que de lécher le bout de mes orteils, lorsqu'elles se lançaient avec effort contre mon piédestal. A mes côtés, le sac en toile que j'utilisais à des fins diverses et variées, sans penser une seconde à le changer malgré l'évidente tâche de sauce tomate qui avait coloré le coin inférieur droit.
La blancheur crayeuse de ma feuille tâchée de sel marin commençait lentement mais surement à se recouvrir de foncé. L'encre de mon stylo agressait si sauvagement son support qu'il arrivait parfois qu'il y laisse un trou par inadvertance, trou que je m'empressais de cacher d'une deuxième couche noirâtre. Le crissement de ma plume totalement occultée, mon oreille se concentrait sur les flots endiablés dévoreur d'hommes, qui semblaient vouloir grimper jusqu'aux racines même de la forêt. Cette même dans laquelle je n'avais pas remis le pied depuis ma soudaine chute, quelques années plus tôt. Il va de soi que certains traumatismes durent plus que d'autres mais face à ma crainte, personne n'avait cru bon d'essayer de m'en guérir. D'ailleurs personne n'avait rien eu à y redire puisque le sujet n'avait jamais été abordé. Les vestiges de ce jour-là étaient encore pourtant bien présents dans mon esprit puisque depuis « l'accident » - un mot qui sonnait bien mystérieux mais qu'une part de mon esprit avait trouvé amusant pour une raison que je n'avais pas tout à fait saisi -, je n'avais jamais remis un pied à l'école, à l'église ou encore au marché du dimanche.

    Un effleurement humide me tira de mes pensées. Du moins c'est ce que j'imaginais, alors que je remarquais la goutte salée qui volait du bas de mes pieds jusqu'à mon carnet, étalant l'encre en une large touche évasive. Je n'avais strictement aucune idée du moyen par lequel j'allais pouvoir rattraper mon erreur. Ce tronc, soutient de branches arborescentes s'en trouvait désormais salit d'une impudique gêneuse. Le paysage que j'essayais de représenter une fois de plus, parmi les dizaines de feuilles que j'avais déjà crayonnées me paraissait à chaque fois, plus faux que le précédent. La dualité que j'observais entre les traits carrés de l'orée du bois et le flou de la mer me laissait perplexe : après pourtant des dizaines voire des centaines de croquis, je me trouvais toujours incapable de la représenter avec exactitude, comme mes yeux et mon âme la percevait. La frustration laissait un goût amer sur ma langue, le même que j'avais senti en regardant le morceau de pierre en forme de croix devant lequel se trouvait ma mère. Encore un élément que je n'avais pas compris, tout autant que sa robe et son mouchoir sombres et les lettres gravées sur la stèle.

    Du pouce, j'essayais de chasser cette tâche d'eau qui n'avait pas encore totalement été bu par le papier et manquait de jurer en la voyant me résister. Aucun son ne sortit de ma bouche, mes cordes vocales trop usées pour se laisser aller à pareille impolitesse. C'était un nouvel échec.
Mon stylo roula contre un coquillage, menaçant de s'engouffrer dans une cavité sombre à laquelle je ne pourrais plus l'arracher avant de s'immobiliser ; mais sans faire attention à lui, mon attention se perdit sur la toile aqueuse qui refusait toujours de se calmer. Ma cheville rougit et légèrement tordue, désormais léchée par quelques tentacules salines me rappela la présence de cette racine noueuse au bord de la falaise. Cette même cachée par le brouillard qui ne disparaissait qu'à partir du retour des beaux jours, serpent sournois à l'affut de quelques proies qui serviraient à nourrir le récif.
Certains disent que l'on doit se faire un devoir d'affronter ses peurs ; pour moi il va de soi que j'étais tout simplement incapable de ramener mon corps à l'endroit de son traumatisme. J'avais manqué tellement d'années en trébuchant sur le pied de cet arbre roi qui me narguait de sa hauteur impériale. Cet amas de caillasses et de coquillages n'était à ses yeux qu'une prison sur mesure pour me retenir. Après tout, maman m'avait bien dit qu'à part dans la Bible, personne ne pouvait marcher sur l'eau. Pourtant Nahash m'avait forcé par sa perfidie à en faire l'expérience par moi-même. Expérience dont la jointure reliant mon pied à mon mollet se serait volontiers passée. De même pour mes poumons dont les torrents avaient pris possession. Et je ne parlerai pas de mon épine dorsale persécutée par les dents affamées de la falaise.

    Brouillard sur les flots, l'horizon avale goulûment les quelques rayons de l'astre solaire qui me permettaient encore quelques traits hasardeux. De là où je suis, je ne peux qu'observer le paradis feuillu dont les habitants ont jugé bon de me précipiter sur Terre. Représentant d'Adam à leurs yeux de nœuds charnus, il avait dû leur sembler justice de me punir d'une faute que l'ancêtre de ma race avait accompli. Innocemment je me surpris à me réprimander de ne pas avoir compté les jours depuis mon arrivée dans ma prison. Les feuilles de mon carnet semblaient se renouveler à l'infini, détruisant mes anciens croquis pour les remplacer par l'immaculée des nouveaux supports. Le temps semble bien long lorsqu'une activité unique s'offre à nous. Du haut de mes quelques printemps trop peu nombreux pour m'être un jour entendu qualifier « d'homme », j'observais la lumière décliner sur les divinités railleuses qui se complaisaient dans mon impuissance. La chaleur volée de mon sang figée dans mes veines que même le soleil ne semblait pouvoir réactiver avait dû trouver sa place au sein d'un de ses corps végétal qui n'auraient pas dû m'enlever loin des miens.

    Mon attention lourde de lassitude se posa sur la ligne d'eau qui m'arrivait désormais aux mollets mais dont mes nerfs désactivés n'avaient pas jugé bon de m'avertir de la présence. L'encre déposée sur mon carnet commençait à s'effacer dans le sens inverse du tracé de mes doigts, abîmant mon cycle temporel dans une énième récidive que je ne désirais pas tandis que ma peau cireuse se refusait de frissonner au contact du vent. Une fois de plus, l'aurore ne serait qu'un éternel recommencement. 

CycliqueWhere stories live. Discover now