Soleil noir

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Monique Dahan

Soleil noir

C'est un petit matin d'hiver, sombre, aigrelet, où tout est luisant de pluie. Dans la rue presque déserte, Lucien marche d'un pas vif, le col de son manteau relevé, les mains dans les poches et la tête baissée pour laisser les petites gouttes d'eau glacée s'écouler du rebord de son chapeau. C'est un homme ordinaire : ni beau, ni laid, de taille moyenne, un peu enrobé, à la soixantaine grisonnante et aux cheveux rares ; il n'est pas de ceux que l'on remarque. Comme tous les matins de la semaine, il s'est levé à cinq heures ; il n'a même plus besoin de réveil ! Tarzan, son chat, est venu réclamer sa pâtée ; il la lui a servie en faisant la grimace, l'odeur à jeun de cette mixture a le don de l'incommoder. Mais le félin qui se frotte contre ses jambes en ondulant, et qui ronronne aussi fort qu'un tracteur, lui arrache un sourire. Puis, pendant qu'une casserole d'eau chauffe sur la cuisinière d'un autre âge, il a disposé sur la table « son » bol –toujours le même- qui, depuis le temps, est presque devenu un talisman ; « sa » cuillère en métal désargenté, le pot de café en poudre, le quignon de pain de la veille, un couteau et le beurre. Il s'est assis à table, les yeux dans le vague, en évitant de regarder son reflet dans les carreaux de la fenêtre qui lui fait face. Le café avalé, il a fait la vaisselle, le ménage, et s'est dirigé vers une salle de bain aussi sommaire que la toilette qu'il y expédie. Encore une journée qui va ressembler à celle de la veille et à celle de demain : vissé à son bureau, il tiendra sa part de la comptabilité du marché international de Rungis, comme il le fait depuis vingt-cinq ans. Oh, il aurait très bien pu obtenir la direction de son service car son travail est, certes un peu lent, mais d'une qualité irréprochable et d'une exactitude diabolique. Oui, mais voilà : Lucien est un introverti pathologique ; il ne plaisante jamais et la communication est un effort auquel il ne consent que par nécessité. Ses collègues l'appellent « l'ancien » avec un respect désabusé, et ont renoncé à l'inviter à quoi que ce soit d'extérieur au travail, même à la pause-café ! Il ignore toujours l'heure du déjeuner, et s'en va à dix-sept heures précises après avoir minutieusement rangé son bureau et salué d'un bref signe de tête les employés qu'il ne peut éviter. Il regagne enfin son petit appartement derrière la mairie de la ville, où il vivait encore avec sa mère il y a seulement six mois, avant qu'elle ne décède brutalement d'une crise cardiaque. Il y retrouve son chat, sa collection de timbres, ses maquettes de bateau, la télévision et ses souvenirs.

Pourtant, rien ce jour-là ne sera comme d'habitude. Il s'est posté à l'arrêt du car de ramassage de sept heures ; il est seul. Soudain, son regard est attiré par une silhouette qui, sur le trottoir d'en face, se déplace sans bruit ; le personnage marche courbé, enveloppé dans un pardessus informe et bien trop grand ; sa tête est entortillée dans des chiffons. Malgré l'obscurité, Lucien suit assez facilement cette ombre étrange. Ebahi, il la voit disparaître dans une cavité pratiquée dans la façade d'un immeuble où, à l'époque de sa construction, on remisait les poubelles ; depuis la normalisation des containers à ordures, ce petit local est inutilisé. Une porte métallique à la peinture écaillée en bouche tant bien que mal l'accès.

Se peut-il que quelqu'un s'abrite là-dedans ? Il veut en avoir le cœur net mais, alors qu'il s'engage sur la chaussée pour traverser, le car arrive. Déçu, il renonce et gagne le fond du véhicule pour s'asseoir sur un siège isolé et se plonge dans son journal. Mais ce qu'il a vu l'intrigue au plus haut point. Ses yeux s'appliquent à déchiffrer les lignes de l'article qu'il a choisi, mais son cerveau est ailleurs. Il était à peu près certain qu'il s'agissait d'un vieil homme, jusqu'à ce qu'il l'ait vu se glisser avec souplesse dans son abri ... Le mystère n'en est que plus épais ! Qui peut-il être ? Pourquoi se terre-t-il dans ce cloaque imprégné de l'odeur nauséabonde de ce qu'il a contenu pendant tant d'années ? Une petite voix intérieure lui conseille de se contenter de le signaler au service prenant en charge les personnes sans domicile fixe. Oui, mais que va-t-on faire de lui ? L'emmener dans un refuge ... s'il y a de la place ! Et si cette promiscuité avec d'autres personnes écrasées par l'adversité et le désespoir lui était encore plus insupportable que son propre malheur ? Peut-être est-il malade, blessé ?... Cette dernière hypothèse lui fournit le prétexte qu'il cherchait inconsciemment pour décider d'aller y voir de plus près.

Soleil noirWhere stories live. Discover now