Chapitre 1

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« Vous savez, quand j'étais petite, mon père me trimballait d'une grande ville à l'autre. Londres, Paris, New York... J'étais haute comme trois pommes et quand je levais les yeux vers les immenses gratte-ciel de Time Square, ça me paraissait tellement, tellement trop haut pour moi, pour l'homme même, que je me mettais invariablement à chialer. Les montagnes, les arbres, non, notez bien ; mais les gratte-ciel me terrifiaient. Alors mon père me disait 'Chérie, il y a des choses dans ce monde qui nous dépassent'.

« Là où je veux en venir, vous voyez, c'est que j'ai appris à accepter ça depuis. J'ai fait un gros travail sur moi-même depuis mes cinq ans. Mais vous voyez, Monsieur, quand mon père parlait de ces choses qui nous dépassent, il songeait aux gratte-ciel, au Colisée, aux avions, peut-être à la conquête de l'espace. Pas à la bombe nucléaire. Et certainement pas, certainement pas à la magie. »

L'homme en costume noir croisa les mains sur son secrétaire de bois massif et dévisagea longuement son interlocutrice. Puis, prenant finalement une grande inspiration comme pour se résigner, il se laissa aller contre le dossier de son fauteuil.

« Je sais que c'est sacrément dur à avaler. Moi-même, quand le premier ministre... Et bien, j'ai voulu lui donner ma démission. Je croyais qu'il avait fini par devenir cinglé pour de bon. Mais... » Il se pencha alors en avant, comme pour faire une confidence. « Il y a des choses que l'on peut voir de ses propres yeux. Quand bien même elles nous dépassent. »

La jeune femme en face de lui acquiesça, sans l'ombre d'une émotion sur son visage.

« Alors agent Crake, vous acceptez la mission ? »

Elle se leva. Debout, elle paraissait grande et à vrai dire presque menaçante. Sans doute cela tenait-il en partie au couteau de chasse soigneusement glissé dans le holster bien visible sous son blouson de cuir. Elle sourit, mais d'un sourire ironique et sans joie qui eût glacé le sang de n'importe qui.

« Bien sûr Monsieur. Je ne manquerais ça pour rien au monde, même si ça devait foutre en l'air toutes ces années de travail sur moi. »

***

En 1975, les Etats-Unis ont perdu la guerre du Viêt-Nam. Humiliés, ils se replient, laissant aux Soviétiques le champ libre pour étendre leur mainmise en Afrique et au Moyen-Orient. La course à l'armement reprend. Un climat de terreur règne sur le monde qui se sait au bord de l'extinction depuis Cuba en 62, et la crise des euromissiles ne fait que rappeler aux hommes leur précarité face à la bombe nucléaire, d'autant que l'islam se lève aussi, en Afghanistan et en Iran. Il ne reste plus qu'un seul rempart pour défendre le monde libre de l'empire du communisme, une seule nation de braves : l'Angleterre.

Mais l'Angleterre subit déjà la tyrannie d'une loi martiale sans pitié : celle qu'une communauté minoritaire lui impose dans sa guerre face à despote fou. Les fidèles sujets de Sa Majesté doivent sans cesse payer le prix d'une guerre qu'ils n'ont pas commencée, et quand bien même leur bravoure est immense, ils sont trop peu nombreux pour sauver le monde seuls. C'est cette situation critique qui nous amène dans les docks désaffectés de Chelsea Harbour, un après-midi de septembre 1981.

L'oreillette de l'agent Crake grésilla dans son oreille :

« On contrôle la zone, lieutenant. »

« Reçu, sergent. Tenez la position et n'hésitez pas à ouvrir le feu. »

« À vos ordres. »

Alors l'agent Crake exécuta les ordres qu'elle avait reçus de son supérieur. Elle s'avança dans la lumière poussiéreuse qui tombait de la verrière brisée pour inonder l'entrepôt vide, d'un pas volontairement lent et les mains bien en vue. Les quatre personnes qui se trouvaient au centre de la pièce se retournèrent cependant au bruit de ses pas et elle les vit dégainer des baguettes en bois de leurs poches. Il faut dire que, même ainsi, le lieutenant Crake n'aurait pas pu être décrite comme « inoffensive », encore moins « sympathique ». Le holster qui ceignait son torse étroit était hérissé d'armes en tous genres, munitions pour le fusil d'assaut qui pendait dans son dos, grenades et autres explosifs. Un couteau de chasse était strappé le long d'un de ses mollets. Un semi-automatique dépassait de la ceinture de son pantalon. Comme si cela ne suffisait pas, elle avait les yeux d'un bleu surnaturel grassement cernés de khôl et un bout de tatouage qui dépassait dans sa nuque.

« Qui êtes-vous ?, » s'écria un des otages. Pas des otages, des collègues, rectifia mentalement Crake.

Elle s'arrêta, pour bien montrer qu'elle n'était pas une menace.

« Moi je ne suis rien, » commença-t-elle, répétant mot pour mot le discours que le premier ministre avait mis au point avec leur ministre. « Nous sommes. Nous tous ici, nous sommes l'avenir. Nous sommes le produit d'une alliance inédite et audacieuse qui a le pouvoir de changer le monde. A partir de maintenant, nous sommes la section 7 des services secrets britanniques. »

Elle attendit, le temps qu'ils assimilent. Mais ils n'assimilèrent pas. Les uns se fendirent de jurons forts inventifs, les autres la fixaient avec un air abasourdi. La jeune fille qui était parmi eux battit de ses cils de biche en demandant d'un air perdu :

« Mais... vous êtes une moldue ? »

« Affirmatif, » acquiesça froidement Crake, qui n'aimait pas être insultée.

« Mais... je ne comprends pas... nous devions recevoir notre nouvelle affectation. »

« Je suis votre nouvelle affectation, » s'impatienta l'agent secret. « Le premier ministre du Royaume-Uni a rencontré votre ministre en haut lieu il y a trois jours pour déposer l'exigence que votre communauté paye ses dettes à la nation. Nous mourons depuis des années pour le seul crime de n'être pas nés comme vous, pendant que vous vivez en autarcie. Mais nous avons nos propres ennemis dehors. Il est juste que si nous devons payer votre guerre de nos vies, vous-mêmes vous nous donniez quelque chose en retour.

« Tous les quatre, vous êtes cette rétribution : Frank Londubat, Evan Rosier, Sirius Black et Tallulah Gray, vous n'êtes plus Aurors. A partir d'aujourd'hui, vous êtes sous mes ordres dans la section 7, au service secret de Sa Majesté. »

Le tollé fut effroyable. Parmi les protestations indignées de ses nouveaux collègues, Crake crut distinguer les mots « mais on pourrait réduire en miettes cette vulgaire moldue ». Alors elle mit le doigt sur son oreillette et ordonna à ses hommes embusqués d'ouvrir le feu.

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⏰ Last updated: Dec 30, 2019 ⏰

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Au Service secret de Sa MajestéWhere stories live. Discover now