Chapitre 1

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Lundi

(ou une journée en enfer)

-

J'ai le cerveau qui tourne à mi-régime. Un peu comme ces gens qui pratiquent la marche rapide, pas assez vifs pour courir mais pas assez lents pour marcher. Étrange. Curieux. La demi-mesure est une espèce de lieu profondément chiant dans lequel personne n'a envie de se trouver. Tout a un goût de passable, de tiède,d'engourdissement. C'est jamais bien fini ce qui est dans la demi mesure. C'est jamais bien commencé non plus. Le flou des cachetons qui m'empêchent de devenir cinglé. Le tourbillon dans mon cerveau me donne envie de gerber.

-Une histoire doit commencer au moment qui vous semble le plus intéressant

La voix stridente de notre prof de littérature.

La douceur d'un lundi matin en enfer. Si la vie commençait seulement au moment où ça devient intéressant,j''aurais sûrement déjà sauté quelques chapitres. Ma main retient ma tête qui seule ne pourrait catégoriquement pas faire le job. Je me sens partir, une cession de ronflements peut débuter à tout instant. May me regarde, me secoue.

-Qu'est-ce que tu veux, M ?

-La vieille Catherine va te pulvériser si tu t'endors encore. Bouge !

Je tente la claque mentale pour réveiller mon esprit mais rien ne se passe. Quand vous balancez des seaux d'eau sur une flamme, vous ne vous étonnez pas si elle s'éteint. J'ai l'impression qu'on a déversé l'équivalent du Mississippi sur ma tête. Ouais, parce qu'en plus l'eau n'est pas très propre. Elle pue la vase et le sale. Elle laisse un goût de « si tu me bois t'es mort » sur les lèvres.

-Donc, j'ai trouvé un truc génial.. C'est un bracelet de survie. Il se transforme en une corde de trois mètres, c'est cool non ?

-Ouais, ouais

M me donne un coup de coude.

-Tu veux me tuer ou quoi ?

-Tu m'écoutes pas du tout là !

Il faut dire que le survivalisme n'est pas mon sujet de prédilection bien que M lise tout sur ce sujet depuis des années. Les téléphones satellitaires, les gourdes filtrantes, les cordes bracelets... Personnellement, j'étais déjà pas doué pour la vie quand tout allait bien donc...

-J'ai décroché. Je t'écoute.

-Je disais qu'une corde ça peut être utile dans beaucoup de situations.

-C'est une idée. En cas de fin du monde si tu te retrouves coincée dans ton bunker sans rien à manger ni à boire tu peux toujours te pendre.

Je lui souris en grimaçant. Elle roule ses grands yeux noisettes. Mais elle sourit aussi.

-Ce que tu peux être con.

M je l'aime. Déjà elle s'appelle May. May c'est le soleil qui revient, les oiseaux qui chantent, l'odeur d'herbe coupée et les bourdonnements d'abeille. Elle s'appelle M, c'est aimer, j'aime, je t'aime. C'est aussi la constance de mon inconstance. Avec May c'est toujours le printemps. J'aimerais habiter sous son ciel bleu. Puis je me souviens du Mississippi qui me tombe sur la tête. Ça me fait sourire.

-Raph, t'es encore en train de te foutre de ma gueule ?

-Vois pas de quoi tu parles

-Tu souris

-Je pensais au Mississippi

-Ah... Le Mississippi.

Raclement de gorge.

-May et Raphaël, je ne vous dérange pas ?

Je racle ma gorge à mon tour en une imitation douteuse.

-Pas plus que ça Madame, merci.

Ils se mettent tous à rire. Trente rires débiles et insignifiants.C'est bruyant trente rires. C'est usant. Ça gratte les tympans.

-Raphaël, tu sors.

-Bien m'dame.

Cahiers et livres dans le sac. Je dépose un baiser sur le front de M et me dirige vers la sortie. Je mime une révérence.

-Bonne journée lady Catherine !

Quand je franchis la porte c'est comme si je respirais un peu mieux. Le Mississippi a arrêté de me dégueuler sur la tête. Les couloirs sont vides. Je rejoins la grande cours bétonnée et ses arbres sans feuilles. Je farfouille dans ma poche et en sors une cigarette que j'allume du même geste. Ronds de fumée et silence. Les portes vitrées du bâtiment me renvoient l'image d'un mec perdu. Mon image. Et celle d'une affreuse tache de peinture jaune sur mon jean préféré. Merde.

Il y a environ deux ans, mon cerveau s'est mis à faire des trucs bizarres. Je marchais dans la rue, je traversais un passage piéton quand d'un coup j'étais plus là. Enfin mon corps était là mais mon esprit l'avait salement abandonné. Je crois que j'ai failli me faire casser la gueule par l'abruti qui attendait que je finisse de traverser la route mais j'en avais absolument rien à foutre. Quelqu'un ou quelque chose avait posé un voile entre le réel et la perception que j'en avais. Comme s'il y avait un bug, un temps de latence. J'ai essayé de rebrancher les câbles de connexion mais rien à faire. Quand ça veut pas, ça veut pas. Après avoir fouiné pendant des heures sur internet, M a conclu que je souffrais de dépersonnalisation. Un terme assez compliqué pour parler d'une réalité assez simple : mon cerveau déconne sévère. Doctissimo préconisait de se mettre à une quelconque activité artistique pour tenter de sortir de cet état moisi. Au début j'ai ri. Au bout de six mois, sur un coup de folie, j'ai dévalisé la salle d'arts plastiques. Je suis rentré et je me suis mis à peindre. Peindre pendant des heures. Et là, je l'ai sentie. L'étroitesse du lien qui prouve que le corps et l'esprit ne sont pas fait pour se casser chacun de leur côtés. La chanteuse de MazzyStar soufflait dans son harmonica et moi je venais de réaliser que je n'étais pas fou. Par contre quelque chose devait être drôlement amoché. A l'intérieur.

Je pense que c'est l'explication la plus logique à la tache de peinture jaune sur mon jean préféré du coup. Mes sessions nocturnes de peintures.

Je me dirige vers la machine à café et fouille mes poches en quête de monnaie. J'attends que le café coule en tapant du pied. J'en prends un pour May, je sais qu 'elle en aura besoin. Et les minutes passent dans le silence assourdissant de ces bâtiments austères qui me donnent l'impression d'être en prison. Et la langueur de ces journées monotones me saute au visage comme cette foutue pluie qui commence à tomber. Tout est d'une troublante clarté, ça me pique les yeux. Et le dring qui annonce la fin des cours, et le brouhaha sous le préau résonnant, et les mêmes blabla incessants qui reprennent comme s'ils n'avaient jamais cessé. Les bruits de pas et tout qui va trop vite, tourne et tourbillonne dans tous les sens. J'ai un peu de mal à suivre. Je m'adosse contre un mur et allume une nouvelle cigarette.

-Tu m'as si lâchement abandonné ! C'est lamentable d'être un si mauvais ami.

May. C'est certainement la plus jolie fille que je n'ai jamais vu. Mais la beauté ça fane, ça se détend comme un vieux tee-shirt qu'on a trop passé à la machine à laver. La beauté ça a un temps, une date d'expiration. Puis on ne fait pas tout avec le beau. En revanche, on fait tout avec les profondeurs insondables, avec la complexité d'une personnalité. On s'émerveille chaque jour de ne pas avoir remarqué ce petit détail dans le timbre de sa voix, cette petite subtilité dans la prononciation de certains de ses mots,cette finesse d'analyse sur des sujets aussi variés que l'existence d'un être et les courses au supermarché. C'est avec ça qu'on fait un grand tout. C'est avec ça qu'on fait May. Des grands riens et des petits touts. Des grands je t'aime et des petits je te hais.

VRACOù les histoires vivent. Découvrez maintenant