L'effet Papillon

28 3 24
                                    


Elle se tenait devant le miroir de sa chambre, alternant les pauses suggestives, hésitant entre plusieurs fringues.

Elle avait quinze ans, elle était à la fois sauvage et vulnérable.

Il lui semblait que tout passait par l'apparence. L'important c'était ce que l'on montrait de soi.

Ce que l'on pensait, il fallait surtout bien le garder à l'intérieur pour ne pas être blessée. Ce qu'elle pensait devait rester totalement secret. C'est pour cela qu'elle n'en parlait qu'à ses copines, ses journaux intimes, sa mère, ses blogs...

Elle avait lu dans les magazines de mode qu'à l'adolescence, on "exprimait sa personnalité à travers son look". Alors elle s'occupait beaucoup de son look, en attendant de mieux cerner sa personnalité. De toute façon, c'était ce que tout le monde faisait.

Non ?

Insatisfaite de sa silhouette, elle marqua une pause. Elle se regarda droit dans les yeux, tout à coup rongée d'inquiétude.

Pas pour les fringues. Pour une histoire de garçons.

Sa mère aurait levé les yeux aux ciel. Mais c'était vraiment le centre de ses préoccupations : l'amour, l'âme sœur, les garçons, le garçon.

Elle se demandait si elle avait pris les bonnes décisions, depuis quelques semaines. Car la situation était devenue assez merdique...

Elle aurait voulu que le miroir devienne flou, qu'il soit agité de vagues iridescentes et qu'apparaisse son visage vieilli de quelques années de plus, prêt à lui donner toutes les réponses sur la vie, l'univers et tout.

En fait cette réponse là c'était 42. Mais ça, elle ne le savait pas encore. Elle n'avait lu que Twilight et Harry Potter. A peu de choses près.

En fait non. Elle ne voulait pas que ce soit son visage avec un ou deux ans de plus. Car l' "après lycée", dans un ou deux ans, c'était encore plus effrayant que maintenant... Non. Elle voulait entendre la femme qu'elle serait dans quinze ou vingt ans.

Comme c'était étrange de s'imaginer à cet âge-là. Elle pensa à sa mère.

Quand elle serait vieille, elle ne serait plus la même. Elle avait peur de disparaître. Celle de quinze ans aurait disparu...

Est-ce qu'elle trouverait tout ça débile ? Comme les parents lorsqu'ils racontent leurs histoires : « On était jeunes et cons. On croyait que c'était la fin du monde... »

Mais c'était la fin du monde. Tout changerait si elle prenait ce chemin. L'angoisse lui serra les tripes.

Seule sa moi du futur pouvait comprendre, parce qu'elle se rappellerait. Promis, elle se rappellerait.

Ce qu'elle voulait vraiment, c'était que cette vieille-moi-du-futur se connecte deux secondes et lui parle, tout simplement, à travers le miroir.

Dans quinze ou vingt ans, elle saurait tout, parce qu'elle serait « sortie de toute cette merde » depuis longtemps (c'était ainsi qu'elle décrivait la période dans son journal).

Mais c'était impossible, c'était trop demandé, pas vrai ?

Sa tête tourna. Une drôle de sensation dans le creux de l'estomac lui donna l'impression de tomber. Pas si bizarre que ça : quand elle se sentait perdue, elle faisait souvent des crises d'angoisse.

Or elle se sentait perdue la plupart du temps, contrairement à ce qu'elle montrait aux autres.

Ses copines lui demandaient souvent des conseils. Sur des petits riens, comme le maquillage, ou sur des grands quelque-choses, comme le sexe. Elle était à la fois flattée et angoissée par ces questions. Elle répondait en essayant d'être honnête, mais qu'est-ce qu'elle en savait en fait ?

Elle aurait bien voulu demander conseil elle aussi. Mais pas à une copine, ni même à sa mère. A la seule personne qui pourrait vraiment la rassurer à ce moment-là : elle-même.

Car personne d'autre ne pourrait mieux la comprendre. Personne d'autre ne se rappellerait l'importance des choses vécues.

La question était la suivante, et elle se concentra très fort sur le sens qu'elle voulait lui donner, en fixant son regard dans le miroir :

«Est-ce que je vais le regretter ? »

Ces mots n'avaient pas franchit ses lèvres que déjà d'autres questions lui vinrent. Elle invoqua toute sa concentration et ajouta :

« Est-ce que c'est lui ? Est-ce que j'ai fait le bon choix ?»

Elle envisageait toutes les possibilités, vraiment. A ce stade-là, selon la réponse qu'on lui donnerait, elle pouvait aussi bien planifier un mariage et rêver de porter son enfant, que le plaquer et sortir avec son meilleur pote.

La question perdit sa netteté et devint finalement : « Est-ce que c'est un de ceux-là ? »

En pensant à eux, elle se rappela tout ce qu'elle avait foiré. Les secrets, les tentations, les trahisons. Elle sentit son cœur battre plus vite et se demandait si elle devait faire plus attention.

Attention aux moindres détails de sa conduite pour ne pas regretter.

Ses mains devinrent moites.

Mais ce n'était même pas la culpabilité qui lui faisait mal au ventre. Car elle vivait avec un tout autre poids sur les épaules.

Chacun évolue dans sa propre sphère de croyances et de superstitions. Qui peut dire lesquelles sont réelles, lesquelles appartiennent à la fiction ?

Malgré son jeune âge, elle avait déjà un idée sur comment devait fonctionner le monde et ce qu'il y avait après la mort. A propos de la vie elle même, elle sentait, elle savait, qu'à chaque choix, ses décisions la propulsaient vers un futur totalement différent. Elle ne pouvait donc faire aucune erreur.

Or elle se rendit compte à cet instant qu'elle en avait commises plusieurs...

« Est-ce que la moi du futur pourrait juste prendre une seconde pour me répondre ? Pitié ... Aide moi... »

Son cœur battit plus fort encore contre sa poitrine. Sa gorge se serra. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle étouffait...

Elle fixa le parquet, mais sa vision s'obscurcissait. La crise arrivait. Elle essaya de respirer.

Sa tête sembla se vider un instant.

La réponse lui vint de nulle part. C'était une idée nouvelle, mais en laquelle elle pouvait avoir confiance. C'était son idée, sans être vraiment la sienne, qui raisonnait comme une évidence.

Dans quinze ou vingt ans, elle serait heureuse et elle regarderait ce moment avec compassion, à travers le miroir de cette chambre.

Elle serait amoureuse d'un garçon parfait pour elle, dont elle ne pouvait soupçonner l'existence pour le moment car il ne faisait pas encore partie du paysage, voilà pourquoi tout était si compliqué.

Pour autant, elle ne devait pas chercher absolument à le rencontrer, sans quoi elle risquerait de tout perdre. Elle devait simplement poursuivre sa propre voie.

Dans quinze ou vingt ans, elle se regarderait dans ce miroir et elle se rappellerait vraiment.

Alors elle dirait, avec la douceur d'une mère et la malice d'une tante :

« Ne t'inquiète pas trop.

Aies confiance en ton intuition.

Tout va bien se passer.

Tu t'en es tirée... Tout s'est bien passé. »

Alors le miroir reprit son aspect normal et elle se retrouva face à son reflet habillée d'une jupe en jean et d'un T-shirt rock. Elle ne savait pas très bien si elle avait rêvé. Si le miroir s'était vraiment troublé ?

Sa mère l'appela pour partir.

Elle se dépêcha de sortir de sa chambre, un sourire sur les lèvres.

"Tout s'est bien passé"

C'était tout ce qu'elle avait besoin d'entendre.

L' Effet PapillonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant