Prologue / Sombre les yeux ouverts

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Janvier 2020

Je suis morte.

Je le sais, tout le monde prie pour le contraire, mais je le suis. Je suis morte depuis plusieurs mois maintenant, depuis la chaleur d'un été, la solitude d'un hiver, la mélancolie des vacances scolaires. Depuis que mon souffle a été coupé, prit dans cette soirée mouvementée, depuis qu'il a posé ses yeux sur moi ; je suis morte, asphyxiée.

Cette chambre était froide comme le bout de mes doigts, avant ils auraient toujours été vernis d'un blanc festif ou d'un rouge amoureux, dorénavant ils étaient vides, transparent, pales à l'image de mon visage. Qu'avais-je l'air ? Allongée dans ce lit sans pouvoir bouger ou même respirer de mon plein grès, tout m'a été pris, une tempête en plein soleil, je n'étais que légume sans mon mot à dire. Maintenez-la en vie, ils espéraient. Ne voyez-vous pas ? Je ne reviendrai jamais, les docteurs le prévoyaient, je pouvais ressentir leur inquiétude à chaque passage dans ma chambre, ils étaient pourtant très polis envers ma famille, l'un avait ainsi osé faire l'hypothèse que si je voulais revenir, je le pouvais. Il avait tort. L'après n'est pas que voyage platonique, un noir intense sans possibilité de voir sa propre main, c'est aussi être coincée dans une cage à milles barreaux. J'avais réussi à en casser plusieurs, néanmoins cela n'avait jamais réussi à me libérer. C'était comme un cauchemar sans fond, on venait me noyer à plusieurs reprises, prend ta respiration puis barres-toi qu'ils me disaient, la seule lumière était celle vers la fin. Celle qui m'appelait chaque jour, qui pourrait effacer toutes mes peines, alors j'avais fermé mes yeux, j'étais devenu aveugle afin de retrouver la vue une fois vivante. Dans le noir depuis des mois.

J'en ai peur, du noir, j'en ai vraiment peur. Un jour je les avais rouverts, prise d'un dépourvue immense je voulais la revoir cette lumière, tout abandonner et partir comme j'étais venue. Elle n'était plus là, juste un long couloir sombre, plus de lumière, rien, nada, j'étais seule dans ce monde et j'en avais peur. Affreusement peur.

Alors chaque jour j'essayais de me souvenir, de ne rien oublier, de ma vie, mon passé, mon moi. Je voulais me souvenir de tout, quitte à ouvrir une porte sur mes plus profondes blessures, c'était mon histoire à moi, la mienne ; je méritais de ne rien perdre. C'était mon pouvoir à moi, pouvoir ne pas sombrer dans la folie en étant totalement consciente que la seule chose qui me maintenait en vie étaient les machines à mes côtés. Qui, réellement, faisaient un bruit horrible. C'était un bip incessant, une respiration un bip, une pensée un bip, un malade un bip, une mort un bip : le plus long de tous. Je l'avais entendu du haut de ma chambre, plusieurs fois dans ces couloirs, la mort trainait à mes pieds. Ou à mes draps, il fallait voir la différence.

Un énième bip avait résonné en même temps que la porte s'ouvrit, même pas besoin de réfléchir je savais bien qui était venu à mes côtés. C'étaient des pas habituels, des baskets qui couinaient à chaque atterrissage sur le sol de l'hôpital, des baskets bien trop usées par le temps mais qui ne verront jamais l'ombre d'une poubelle. C'était lui, de son eau de Cologne bien trop forcée pour son âge et sa main chaude, je savais définitivement qui c'était avant qu'il entrouvrît la bouche pour sortir mon prénom. Un son bien trop lointain, mais j'y arrivai, je voulais l'entendre coûte que coûte. 

- Salut, Ely.

Salut, Alek.

- Maman n'a pas pu venir aujourd'hui, c'est le mariage de Justine sa collègue, tu sais celle qui fait des cookies infectes.

Totalement infecte.

- Voilà, je suis venu aussi parce que je ne pourrai plus le faire avant un moment.

J'aurai voulu lui crier pourquoi, ou même bouger un cil, je me sens morte mais ce n'est pas une raison pour agir comme si je l'étais déjà. S'il te plait, Alek.

- J'ai eu ce travail dont je te parlais, à New York, celui à l'aéroport. Puis comme ça je peux être un peu plus proche de Maya, elle s'en veut de ne pas être là tu sais.

Donc c'est une raison d'abandonner sa sœur ?

- Ely, ne m'en veux pas. J'ai mis ma vie entre parenthèse pour toi, j'ai abandonné la fac pour ne pas laisser maman seule, mais je peux plus continuer comme ça. Alors je ne sais pas, essaye de revenir. Maintenant ce serait génial, tu peux le faire pour moi ?

Il avait serré ma main, je le sentais.

- Ely, tu nous manque. Je suis désolé de partir, vraiment.

Ce n'est pas grave Alek, je ne t'en veux pas.

J'aurai aimé qu'il reste, que j'entende sa voix et ses baskets sales tous les jours jusqu'à mon réveil, j'aurai aimé avoir mon grand frère près de moi à chaque instant de ma vie, mais on ne peut pas les choisir, et je ne peux pas être assez égoïste pour les lui enlever : ces précieux instants. Alek, de son vrai prénom Aleksei. On le disait portrait craché de mon père, mais il lui ressemblait pas du tout. Il avait les yeux de ma mère, du vert et un brin de marron entre les pupilles, c'étaient surtout ses petites boucles qui pouvaient retomber quelques fois sur son front qui lui donnait cet air si impassible -l'air de mon père. Il aime les conneries, Alek, il avait été une vraie plaie pour ses professeurs pourtant il n'avait jamais eu du mal à avoir des bonnes notes. Maintenant qu'il est entré dans la vie active c'est avec ses employeurs qu'il peut être incompris, mais ils ne le connaissaient pas comme moi -comme nous, mon frère avait la sensibilité de ma mère, il était doux, beaucoup trop pour retenir ses émotions.

On a deux ans d'écart mais j'ai toujours été à ses côtés pour tout, il était mon premier ami parmi tant d'autre, celui qui n'hésitait jamais à se prendre des coups pour moi, c'était mon grand frère malgré nos quelques disputes, il le restera à jamais. Mon premier et dernier ami.

- Eden est revenu de France aussi, il ne s'est pas marié. Je l'ai vu à son travail aujourd'hui, c'était bizarre de le revoir après tout ça, mais ça m'a fait du bien. C'est un bon gars, j'espère qu'il va reprendre ses dessins. Tu te souviens ? Il dessinait tout le temps. Maman a toujours son portrait, elle l'aime bien. J'espère qu'il passera te voir.

Eden. Son prénom résonnait comme une douce mélodie entre mes murs, tapant sur tout mon corps, ça parcourait ma carapace afin de trouver une faille entre deux respirations. Dans ma tête, un poison venimeux, fruit défendu à ma vie entière. Eden, j'aurais voulu le murmurer, ne jamais l'oublier. C'était son prénom quand il s'était présenté à moi la première fois, son prénom que j'avais retenu avec son attrait physique : il avait un grain de beauté en forme de cœur juste en dessous de l'œil. Un cœur qui en avait fait tomber plus d'une.

Je l'avais aimé, depuis les premiers regards, les premiers rires, les premiers dessins, je l'avais vraiment aimé.

Et j'aurais pu le faire toute ma vie.

Eden. C'est lui, celui qui m'a tué.


Si je meursWhere stories live. Discover now