Chapitre 1: Une idée d'habitude - Scène 1

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1. Torpeur 

Un peu avant. Vendredi 20 mars 2015, début de soirée. 

Comme à son habitude, Thomas s'était calé contre la vitre du bus de la ligne 7 pour se perdre dans la contemplation du paysage. La vingtaine de minutes qu'offrait le trajet était l'occasion de s'évader hors de la routine.

Accoudée contre l'appuie de la fenêtre, à travers son reflet, Thomas se laissait bercer par la vitesse. Il s'attardait sur les formes du paysage en mouvement qui disparaissaient en se fondant dans un flou de tache coloré, rendant un spectacle que les yeux cernaient à peine. Il prit du recul pour saisir l'ensemble et tout se recomposa. À chaque fois il trouvait quelque chose qui captait son attention. Ainsi il pouvait se perdre pendant des heures dans le flou du monde, pour profiter du simple plaisir de naviguer au grès de la première fantasmagorie venu.

Là, il s'amusait à projeter une ombre humanoïde qui courrait après le bus à la vitesse de son regard posé sur les choses. L'ombre voltigea depuis un arbre en exécutant un salto au-dessus d'une ligne haute-tension, atterrit sur le fil puis disparut. Thomas aimait à partir de cette marionnette explorer les limites de son imaginaire face à la réalité.

Pour se plonger plus intensément dans son rituel, Thomas enfila ses écouteur et fit défiler sa playlist à la recherche de la seule musique qu'il voulait écouter, celle qu'il se repassait en boucle depuis qu'il l'avait découverte : High Hopes, des Pink Floyd.

Beyond the horizon of the place we lived. When where young ♫

Il prit une lente inspiration qu'il fit descendre jusqu'au ventre pour se donner plus de présence et de liberté. La liberté de s'imaginer un ailleurs, au-delà de ce monde de tâches. Bientôt, il arriverait chez lui. Dès qu'il y pensa sa respiration buta contre une pression dans le ventre l'éloignant de son paradis de contemplation qu'avant il tâtait instinctivement.

♫In a world of magnets and miracles – Our thoughts strayed constantly and without boundary. The ringing of division bel had begun ♫

D'aussi loin qu'il se rappelait cette angoisse de rentrée avait toujours été là, même si elle empirait depuis quelques année. Peut-être depuis que son père, après avoir fondé sa société spécialisé dans la vente de matériel de bouche, découvrit que son associé avait contracté des emprunts ?

♫ Along the Long Road and down of the Causeway ♫

Au début, c'était un verre de pastis au dîner, puis plusieurs, puis pendant la journée. Et progressivement Thomas s'habitua à retrouver son père ivre après les cours. La spirale vicieuse de l'alcool s'était insinué dans le quotidien aussi profondément que dans les chairs.

♫ There was a ragged bad that followed in our footsteps ♫

Thomas comprenait que son père se soûlait pour endormir ses problèmes. Mais l'ivresse réveillait un mal qui se défoulait sur les autres pour noyer sa frustration. Même sobre, la présence de l'alcool subsistait par-delà le verre. Son père répétait sans cesse qu'il n'avait aucun problème de dépendance. Par ce déni, Thomas se sentait prisonnier d'une réalité qu'il devait taire, car aussi impalpable qu'un rêve.

♫ Running before time took our dream away ♫

Tous les soirs en rentrant du lycée le même film recommençait. D'abord un grincement de porte qui signalait à Thomas que son père sortait de sa chambre, là où il se cloîtrer pour cacher sa débauche, pour l'accueillir. Dès la première même réplique « ça a été les cours « , Thomas sentait l'envie confuse de son père d'entretenir leur relation. À force, il répondait mécaniquement la même chose « oui », car il savait que la volonté de son père disparaîtrait dans la facilité du premier verre. Jouer au fils ne l'intéressait plus.

♫ learning the myriad small creatures trying to ties us to the ground ♫

Pendant longtemps, Thomas avait essayé de lui faire entendre raison, de lui faire admettre son état. Son père lui expliquait qu'il savait se gérer et que si l'alcool dégénérait en vrai problème il n'hésiterais pas à arrêter. Thomas y crut les premiers temps, préférant garder confiance.

Tous les soirs vers 20h, sa mère rentrait harassé du travail et son père resurgissait toujours à ce moment-là, guettant de ses yeux vitreux l'instant où il pourrait se défouler. Il déambulait à travers le salon, chauffait l'atmosphère à coup de sarcasme et d'implicite, scrutait sa femme le regard assombrie de reproche accompagné d'un pincement des lèvres qui trahissait son impatience. Et avec un rien, il déclenchait une dispute. Une fois lassé, il s'enfermait à clef seul dans la chambre et laissait la mère de Thomas sur le canapé.

À la longue, Thomas décida d'intervenir, même si ça lui coûtait d'être plus incisif et direct. Mais son père niait toujours, répétant sans cesse qu'il n'avait aucun problème comme pour s'en convaincre lui-même. À bout, Thomas lui jetait violemment sa frustration mais toujours dans le fond avec l'espoir sincère d'un déclic, en vain. Et à force, Thomas discerna la stratégie du mal. Le déni et la victimisation.

En grandissant, Thomas démontrait sa supériorité par des phrases argumentés et éprouvés pour faire abdiquer le mal. Le seul résultat était qu'il mettait son père à bout plus rapidement qui, comprenant que son fils aurait le dernier mot, partait couver sa rage dans la chambre avec un verre de plus.

Thomas n'en retirait jamais de satisfaction et désespérait quand les lendemains il fallait recommencer sans que son père soit marqué par les paroles de la veille. Résigné, il préféra se poser en spectateur de sa vie et s'isoler jusqu'à ce que son père s'enferme. Les seuls instants où il retrouvait un peu de sérénité c'était dans l'entre-deux entre les cours et la maison.

♫ To a life consumed by slow decay♫

Deux questions obsédés Thomas. Il se demandait « comment malgré tout ça » il pouvait encore aimer son père. Et la seconde, il l'avait emprunté à sa mère qui durant une nuit où elle pleurait dans le salon la criait en boucle. « Qu'est-ce que j'ai fais au bon Dieu pour mériter ça ». Dans l'espoir d'une réponse, Thomas avait raclé chaque instant de son existence gardait en mémoire à la recherche du moment coupable qui justifierait cette sensation d'être prisonnier de sa propre vie. Sa conclusion était que si Dieu existait, alors les affaires des mortels ne l'intéressait pas.

♫ The grass was greener

The ligh was brighter

With friends surrounded

The nights of wonder ♫

Thomas mis de la distance avec ses pensées qu'ils s'était déjà repassé des centaines de fois et qui lui inspirait toujours du dégoût. Il retrouva fugacement un peu de sérénité dans un fantasme, où il imaginait le bus continuait sa route à jamais vers un ailleurs libérateur, au-delà de ce monde de tâche et de couleur. Rêver était la seule chose qui lui restait, bien qu'en son for intérieur il priait pour que ce soit plus qu'un rêve. 

SingularitéWhere stories live. Discover now