À mon dernier Repas

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Cette causette eut lieu entre quatre murs froids où deux hommes avaient chacun leurs habitudes, l'un d'eux d'y demeurer à en perdre la tête, l'autre, à garder la sienne assez loin du premier. Ce jour-ci, l'on brisait à ladite coutume, et l'homme du dehors, à celui du dedans, cassa le silence de sa rédaction sourde :

— Qu'écrivez-vous ?

— Une ode.

— Une ode ? Une ode à qui ?

— Non « à qui », mais « quoi » : une ode aux faits certains, à l'eau dessous les ponts.

L'odieux tomba la plume et scella l'enveloppe, qui fut récupérée avecque maladresse par l'homme d'en face, qui demeurait perplexe :

— Pas un mot pour vos gens, votre fils, ni vos prêtres ?

— Ils savent ma pensée, et si non, c'est tant mieux.

— Et ça, je l'envoie à... ?

— Au salon funéraire. Dites-leur de le lire aux curieux qui viendront voir mordre la poussière un gourmand de première, repu des pissenlits gobés en omelette avant de les manger, plus bas, dessous la terre.

— Monsieur se démarque de tout ce que j'ai vu.

— Cela, vous le dites à chacun, va, flatteur.

L'enveloppe rangée au fin fond de sa poche, entre le téléphone et le paquet de clopes, il saisit celui-ci, l'ouvrit et se servit.

— Cigarette ?

— Jamais. Et fumez ça dehors. Je ne supporte pas qu'on m'enfume la face.

L'autre prit son poison et le rangea en trombe.

— Vous vous formalisez, ou vous me respectez, s'écria doucement le poumon préservé. Deux choses qui sont une. Allez, vous êtes bath. Quand je serai au ciel, ce soir, j'irai voir Dieu, et je lui porterai ma recommandation pour votre personne parmi nos hauts quartiers.

— Vous avez de l'humour.

— Et vous, trop de bon sens. Je crois au paradis pour tous les trépassés, car la paix n'est que ça : de n'être pas au monde.

— Voilà donc ce pour quoi vous fûtes qui vous fûtes.

— Je ne « fus » pas : je fis, et je fête mes faits.

— Vous les célébrerez d'autant plus que bientôt, vous aurez un repas digne d'un empereur, car il consistera en ce que vous voudrez.

Ayant fini sa phrase, il sortit son carnet.

— L'Etat me loue, allons, fit l'autre alors, taquin, et approuve mon œuvre avec force présents.

— Qu'est-ce que ce sera ?

— J'y viens sans plus attendre : tout d'abord, pour entrée, œufs et leur mayonnaise, scindés en leur milieu, sur leur sol de salade ; pour les accompagner, quelque pâté en croûte, avec des crevettes dans leur sauce asiatique ; en boisson, de l'eau – plate – et la carafe avec, que je puisse en remplir mon verre en permanence.

Le mal n'a pas de maître, est pire que l'amour : il est d'abord visible à celui qui le fait, puis, petit à petit, disparaît de sa vue, laisse place à l'action, gratuite et gratifiante, qu'il n'est pas de raison d'interrompre ou freiner, qu'il convient, sans vergogne ou scrupule inséant, de mener à son terme autant qu'on peut le faire. Le seul mauvais garçon vit véritablement ; son homologue bon est son faire-valoir, qui le rend plus glorieux dans les seuls cœurs qui comptent, à l'avis travesti des gardiens de la vie, qui jurent du contraire à leurs mous de maris.

— C'est bon pour le début, je crois que je comprends, fit le gratte-papier qui eut pris tout en note. Vos goûts, je m'en étonne, apparaissent normaux, et même ordinaires, pour notre époque au pic du confort accessible au dernier venu même.

— C'est très bien. Poursuivons : pour le plat principal, une quiche lorraine, et exquise au possible, car elle est le pilier du repas qui me plaît ; une crêpe garnie au blé dit sarrasin, à la mode des vieux de la vieille Bretagne ; un cassoulet, enfin, sur son lit de riz blanc, et remplir ma carafe avec de la même eau.

Il a pris ses quartiers et n'en déloge pas. La cité du cerveau dont il s'est fait le maire, qu'il a mis dans sa poche et dont il est l'amant, le tient pour son ministre et pour son éminence, et la matière grise est loyale à sa cause, et sa glose est la gnose agnostique du Geist qui meut les moindres mots que prononce le corps. Or, que lui reste-t-il, s'il meurt de l'exercer, cette force impropre parmi les trop mortels, quand son éducation a conduit à l'ascèse l'hôte dont il s'empare et qu'il voudrait gérer ? Un instinct humiliant l'empêche de sévir, il bout et calcifie, arc-bouté sur lui-même, et cumule en son sein l'explosion qui viendra atomiser d'un coup les faux électrons libres qui auront mal compris quelle était la nature de l'isotope fou qu'ils topaient tous les jours.

— On s'éloigne déjà des goûts qu'a le commun.

— Ça devient personnel, en d'autres mots ?

— Sans doute.

— Ainsi Dieu fit la vie humaine entre deux bouts : le début et la fin sont choses convenues, car l'on est sans vigueur, en bas âge, en trop haut ; mais tout le temps trop court qu'on est soi et lucide, que l'on responsable et coupable du coup, c'est là que tout se joue et chacun prend sa place, que rien n'est décidé, et c'est insupportable à l'esprit étriqué qui voudrait tout savoir, être sûr et certain comme à naître et mourir.

— Ça part en roue libre.

— Hélas ! Quand on dit vrai... mais enfin, je poursuis : le dessert sera ça : une crème brûlée et une île flottante, des pommes en compote et un yaourt aux fraises ; fondant au caramel, moelleux au chocolat, crêpe au sucre et au miel et galette des rois ; enfin, du jus d'orange et du jus d'ananas, et une bêtise de Cambrai ou d'ailleurs.

Ça sort de nulle part, mais ça fut précédé d'un millier de signes avant-coureurs sérieux, qu'on prit pour blagues ou pour désarmés délires. La folie furieuse est bien souvent stérile, mais guette les engins de sa veule vengeance, qui ignore les lois et le rythme des choses.


À mon dernier RepasWhere stories live. Discover now