Néroli Bigaradier

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Je hais le sentiment de la file d'attente. Je crois que c'est l'une des raisons qui font que je n'arrive jamais à arrêter la clope. Peu importe aujourd'hui puisque l'attroupement est à l'intérieur. En plus, je n'ai pas acheté de paquet depuis au moins trois semaines. Heureusement qu'il y a la 4G. J'essaie d'abord Insta mais je ne suis plus assez jeune. J'ai cette manie de raccourcir ce que je dis alors on pourrait croire mais j'ai 29 ans et 11 mois demain. Mon réseau, c'est Facebook et c'est encore plus triste qu'un patch de nicotine.

Je n'ai aucune notification mais, sur le fil d'actualités, il y a toujours les anciens potes de lycée dans des pays que je ne sais pas placer sur une carte. Il y a les clichés des mariages et puis les bébés aussi. Ma photo de profil, c'est moi devant un monument étranger avec mon amoureux. Je voyage, je ne comprends pas la famille et puis je l'ai lui alors je ne sais pas pourquoi je reste dans ce jeu. Je suis déjà remontée très loin et c'est inintéressant mais les 3 personnes entre le guichet et moi font que je scroll encore. Sur le mur de Sofia, des gens sont désolés, ça parle d'un accident, de son frère et c'est comme reconstituer un puzzle quand plusieurs boîtes ont été mélangées. Ça ne peut pas être le frère que je connais, son profil me le confirme, il est à Montréal. Je sais bien que Sofia, elle a qu'un frère mais c'est toi alors je ne veux même pas y croire.

Dans le doute, je sors t'appeler mais tu ne me réponds pas. Pourquoi tu répondrais ? Ça doit faire 4 ans qu'on ne s'est pas parlé et puis t'es au Canada, tu ne vas pas répondre sur ton numéro français. J'essaie via Messenger mais tu ne décroches pas non plus, personne ne décroche jamais là-dessus. Ça m'a fait penser à MSN et à ton visage pixelisé sur la webcam le soir, après les cours.

J'abandonne ma place dans la file et je taxe une cigarette. Je ne vais pas aller à ce rendez-vous, je vais aller au tabac et je m'achèterai un vingtième briquet par la même occasion. T'es sur un autre continent, tu n'as pas pu avoir d'accident à Paris et si t'étais rentré pour les vacances, tu l'aurais sûrement posté et je ne vois rien, je viens de vérifier. Les jeunes, ils disent « frère » pour parler de leurs amis maintenant, même nous on le disait à l'époque, je suis sûre que tu t'en souviens. Sofia, elle ne répond pas non plus alors je décide d'aller chez ta mère en me répétant que c'est n'importe quoi, je ne devrais pas faire ça.

C'était débile mais j'ai chialé en voyant ton immeuble. J'évite toujours ta rue quand je passe ici et je venais de payer pour qu'on m'y dépose. J'ai allumé une cigarette mais je t'ai imaginé une seconde entre la vie et la mort. Et si, en la finissant, je ratais une occasion de te dire au revoir ? Ce serait vraiment trop con. Un bref calcul m'a dit que je perdrais 46 centimes en l'écrasant. Je l'ai fait quand même, la laissant sur le trottoir alors que je ne le fais plus jamais. Au moment d'entrer, je m'en suis voulu et je l'ai ramassée. L'ascenseur était en panne et j'ai pensé à cette fois où on était restés coincés à l'intérieur. On avait fait ce jeu où tu finis les phrases de l'autre et t'avais dit qu'avec la bonne personne on ne se sentait jamais vraiment enfermé.

Ta mère n'a pas ouvert mais peut-être qu'elle travaillait ou même qu'elle n'habite plus à cette adresse. Je n'avais pas envie de rentrer chez moi mais c'était la seule chose à faire.

Il est là, il sait que je me tracasse alors il fait ce qu'il fait dans ces cas-là mais ça ne fonctionne pas. C'est parfait, il est parfait mais ça ne fonctionne pas toujours. Je sors fumer encore, lui il déteste ça. Je parle de toi pour qu'il comprenne. Il sait bien qui tu es mais je dis que c'est pas ça, que j'ai juste peur qu'il te soit arrivé quelque chose. Il me dit que j'ai le droit d'être inquiète. Il me demande si je ne connais pas quelqu'un qui pourrait m'aider à savoir. On cherche ensemble dans les pages blanches (sur le site Internet, pas dans ce gros bouquin que les parents utilisaient quand on était mômes) le numéro de ta mère qui ne décroche pas non plus. Je finis par pleurer dans ses bras et je m'en veux parce que je me dis que je n'ai pas le droit de me servir de lui comme ça. Ensuite, c'est à lui que j'en veux quand il s'endort facilement. C'est qu'il n'est pas si parfait que ça ou peut-être qu'il l'est mais ça me rend encore plus lamentable.

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